Raphaël RIDIMAN
Bojnica
CHAPITRE 1 Lorsque sa lettre d’affectation arriva, Louis n’était pas chez lui. C’est à sa mère que le facteur remit le courrier. En ce début de mois de juillet, il venait d’obtenir un diplôme de gestion qui lui ouvrait les portes de la vie active. Mais, avant d’y entrer, il lui fallait satisfaire ses obligations militaires. Comme le maniement des armes n’était pas « sa tasse de thé », il avait demandé à effectuer un service civil comme adjoint d’enseignement, dans un lycée professionnel. Florence, sa maman, eut, dans un premier mouvement, la tentation d’ouvrir ce courrier qui devait mentionner de quelle manière, son fils aîné, âgé de vingt qua-tre ans, aurait à organiser sa vie, au cours des douze prochains mois. Louis ne tarda pas à rentrer, après avoir fêté, toute la nuit, avec des copains, la réussite à ses examens. Trop fatigué, il ne prit pas la peine de lire la correspon-dance déposée sur son bureau et Florence considéra que sa discrétion était bien mal récompensée. Le jeune homme dormit le reste de la journée. A peine réveillé, alors qu’il n’avait pas encore recouvré tous ses esprits après une nuit bien arrosée, Florence lui rap-pela qu’une lettre des autorités militaires de Versailles était arrivée. Le fils ne prêta pas attention aux propos de sa mère qui bouillait d’impatience de connaître le contenu de cet envoi. La maman prit l’initiative d’aller chercher l’enveloppe, de l’ouvrir, d’en retirer le document et de le lui tendre, bien qu’il soit encore à moitié endormi. « - Slov....Slovaquie », balbutia le garçon. « - Qu’est ce que tu me racontes ?». En lettres capitales et écrites dans une couleur différente, le mot «Slovaquie » était mentionné. « - Qu’est-ce donc? » interrogea la mère. Son insistance obligea le jeune homme à réunir tout le peu de lucidité que son esprit avait, en cet instant. « - Je ne sais pas », rétorqua-t-il. Florence, toujours aussi impatiente de savoir où son fils devrait se rendre, se pré-cipita vers la bibliothèque. Elle y prit le dictionnaire encyclopédique et lut, de manière très attentionnée, tout le paragraphe associé à ce mot. « Slovaquie: Etat situé en Europe Centrale. Sa souveraineté a été proclamée en 1992. Cette jeune république est née, le premier janvier 1993, de la partition de la Tchécoslovaquie dont elle constitue l’ancienne partie orientale. Son territoire d’une superficie de 49 035 km2 s’étend depuis les plaines du Danube jusqu’aux sommets des Hautes Tatras. Elle a pour capitale Bratislava. » « - Mon Dieu ! Où vont ils t’envoyer ? », cria-t-elle, effarée. Elle prit vivement des mains de ce fils, toujours dans les nuages, cette lettre pour en lire l’intégralité : « - Monsieur, afin de satisfaire aux formalités de votre affectation à un poste d’assistant linguistique, dans le cadre d’un service civil, je vous serais obligé de vous présenter au bureau de votre préfecture, à Cergy-Pontoise, le 20 juillet à 10 heures 30. Lors de l’entretien que vous aurez avec un fonctionnaire du ministère des affaires étrangères, il vous sera fourni toute information sur l’Obchodná-Akadémia (académie commerciale), en Slovaquie où vous vous rendrez, pour le 05 août.» « -Moi qui avait demandé une affectation dans le Val d’Oise !.....Quelle mouche les a piqués de m’envoyer dans une école en Europe de l’Est ! ......D’ailleurs, c’est aberrant, je ne connais pas le Slovaque et ils devaient bien s’en douter ! », vociféra-t-il. Après avoir eu l’impression que la pire des calamités lui était arrivée, il considéra qu’il lui serait toujours possible de plaider sa cause, au cours de son entretien. Il échafauderait, pour la circonstance, une argumentation « en béton » qui lui sem-blerait absolument irréfutable. C’était mal connaître les fonctionnaires de l’état chargés de recevoir tous ces jeu-nes auxquels on demandait de porter « la bonne parole » de la Francophonie, aux quatre coins du globe. Celui qui reçut Louis lui fit comprendre, en valorisant les capacités du jeune homme, qu’une expérience d’une année à l’étranger, avant même de rentrer sur le marché du travail, en France, ne pourrait que multiplier ses chances d’y trouver plus rapidement un emploi intéressant. Louis finit par faire contre fortune bon coeur. Pourtant, dans un premier temps, il eut un avis mitigé sur les bénéfices qu’il retirerait de cette expérience dans une contrée, au-delà de l’Autriche, à plus de 1500 kilomètres de la région parisienne. Les jours suivants, ses préjugés finirent par s’estomper progressivement, en lisant la documentation que l’épouse du président de l’association « Amitié Franco-slovaque» avait eu la gentillesse de lui faire parvenir. En recevant son ordre de route, Louis avait eu toute information sur les modalités de son départ et de son séjour. Il devait se rendre à Krupina, ville de taille moyenne, en Slovaquie Centrale, située à une cinquantaine de kilomètres au nord de la frontière avec la Hongrie et à 25 kilomètres au sud de Zvolen. Il aurait à occuper un poste de répétiteur, en français, auprès d’élèves âgés de 14 à 18 ans. Les jeunes qu’il allait côtoyer préparaient un diplôme professionnel qui leur per-mettrait de postuler à un emploi dans le secteur tertiaire. Pendant les deux petites semaines qui séparaient le jour de son entretien, à Cergy, du jour de son départ, il passa ses journées à « potasser » ses anciens cours d’histoire et de géographie étudiés au lycée et à « surfer » sur Internet afin de continuer à collecter un maximum d’informations sur ce pays d’accueil. Il consta-ta, non sans un petit sentiment de honte, qu’il avait presque tout à découvrir de la Slovaquie, que les personnes, auxquelles il annonçait son départ, n’en savaient pas plus que lui et même, le plus souvent, moins. Piqué au vif, il se promit d’utiliser cette année à combler ce gouffre d’inculture lamentable. CHAPITRE 2 Louis et Rémy, en attendant l’arrivée à quai de l’Orient Express, burent, à la ter-rasse de la brasserie «L’Ami FRITZ», une chope de bière. Rémy avait accompa-gné, en voiture, son copain à la Gare de l’Est, pour lui éviter d’avoir à emprunter les transports en commun. Florence, qui s’était fait un devoir de boucler la valise de son fils, avait cru bon de l’inciter à emporter une quantité importante de vête-ments. Pour la contenter, Louis avait accepté de tout prendre. Florence était in-quiète de voir partir « Son Petit » dans des contrées où, à l’époque de la « Guerre Froide », les médias occidentaux ne donnaient, de cette Tchécoslovaquie, que des images d’un pays où on manquait de tout. Et Louis n’avait pas réussi à la con-vaincre que des changements, depuis cette époque, avaient eu lieu. Il espérait que les informations contenues dans ses prochaines lettres viendraient à bout du scep-ticisme de « sa chère Maman » Trente minutes avant le départ du train, Louis demanda à Rémy de le laisser prendre seul le chemin du quai. Il ne tenait pas à partager des adieux émouvants avec son ami. Une franche accolade, en guise de remerciements, marqua leur sé-paration. A partir de cet instant, Louis considéra que son aventure en Slovaquie commençait véritablement. Le wagon, dans lequel l’employé de la gare d’Enghien lui avait retenu une place, se trouvait en tête de train. Les cinq minutes de marche, nécessaires pour arriver à sa place couchette, lui donnèrent l’occasion de se poser tout un tas de questions sur son devenir, au cours de ces prochaines semaines. Depuis qu’il se savait en instance de départ pour la Slovaquie, il avait donc réuni des informations généra-les sur ce pays, mais il n’avait pas encore émis d’hypothèses sur ses conditions de vie, là-bas. Un contact par téléphone avec Elena, Proviseur Adjoint et Professeur de Français à l’Obchodná-Akadémia de Krupina, lui avait permis de savoir qu’un studio était loué à son intention, dans un premier temps ; et qu’il pourrait toujours chercher un autre logement, si ce premier ne lui convenait pas. Par ailleurs béné-ficiant du statut d’adjoint d’enseignement, l’Ambassade de France, à Bratislava, aurait à lui verser, mensuellement, un traitement qui lui permettrait de couvrir normalement les frais qu’occasionne la vie de tous les jours. Lui, qui avait tou-jours pris l’habitude de se contenter d’un petit budget pour subvenir à ses be-soins, considérait qu’il n’aurait pas de mal « à joindre les deux bouts ». Non, ses préoccupations n’étaient certainement pas matérielles. Elles concernèrent plus la manière dont il serait accueilli et sa capacité à s’adapter à un environnement for-cément différent de celui dans lequel il vivait à Montmorency. Sa grande sérénité, qui était l’un des traits de sa personnalité, lui permit de ne pas à avoir à supporter d’angoisses excessives. Il essaya d’imaginer plutôt toute la richesse qu’il pourrait retirer de cette expérience slovaque. Après avoir installé sa grosse valise et son sac à dos dans le logement prévu pour les bagages, il se cala confortablement au fond de son siège que le responsable du wagon autrichien, où il se trouvait, viendrait transformer en couchette, dans la soirée. 17 heures 49 : l’Orient Express quitta la Gare de l’Est dans une série de siffle-ments et de ballottements comme s’il avait du mal à s’en détacher. Le nom même de ce train est source de rêves. Hélas, il ne peut plus vous emme-ner, aujourd’hui, jusqu’à Istanbul, aux portes de l’Asie, comme au début du XXème siècle. Le développement du transport aérien ne nous permet plus de vivre ses émotions d’autrefois et de faire fonctionner une imagination qui donnait de la richesse à tout voyage lointain. Louis resta quinze heures dans ce train mythique jusqu’à son terminus: Vienne. Y passer autant de temps ne fut pas pesant pour notre jeune garçon. Il adorait les voyages ferroviaires. Pourtant il regrettait un peu de ne pouvoir découvrir les paysages, des plaines de la Brie aux collines de Vienne, et en particulier ceux d’Alsace et de Bavière, comme la nuit n’allait pas tarder à s’installer. Jusqu’à Stuttgart, il pensa à son grand-père qui, dans les années 1974-1975, avait eu l’occasion de prendre régulièrement cette ligne pour se rendre à Strasbourg. A cette époque, de nombreux appelés du contingent étaient envoyés en Allemagne dans des régiments français d’occupation. Au départ de Paris, seule une dame occupa le même compartiment. Elle prit l’initiative d’entamer la conversation. Cette institutrice à la retraite fut intriguée par la couverture du dossier que Louis consultait. « - Jeune homme ! Je ne voudrais pas être indiscrète ! Mais auriez-vous l’amabilité de m’indiquer ce que représente cet emblème ? » « - C’est le drapeau de la Slovaquie ! » répondit-t-il fièrement. Jamais, auparavant, personne ne lui avait posé des questions sur ce pays. Ainsi se fit-il une joie d’exposer, à cette dame, toute une culture acquise récemment. Il y prit d’autant plus de plaisir qu’elle associa toute l’évolution politique, économi-que, dont Louis l’entretenait, à des événements devenus historiques (Accord de Munich en 1938, création d’une république populaire après la deuxième guerre mondiale, événement de Prague en 1968) qui avaient ponctué les cinquante pre-mières années de sa vie. Arrivée à Strasbourg, elle regretta de devoir quitter ce train dans lequel elle avait passé, tout comme Louis, un moment unique d’écoute réciproque, montrant ainsi que les conflits de génération ne constituent que de simples malentendus et qu’il existe, en matière culturelle en tout cas, des terrains où chacun peut écouter l’autre ou s’en faire écouter, même si l’âge les sépare forcément. Au moment de la traversée du Rhin, sur le pont de l’Europe, Louis était debout dans le couloir, à la fenêtre. Le halo des lumières de Kehl transformait le fleuve en un ruban anthracite étoilé par les quelques réverbères disséminés sur ses rives. Et Strasbourg semblait noyé dans une encre. En cette soirée de samedi, Kehl vi-vait comme en plein jour. Une fête foraine diffusait « ses élans de gaieté » que le bruit syncopé du train ne couvrait pas. Au cours des cinq minutes d’arrêt en gare, Louis eut largement le temps de se rendre compte, qu’en quelques secondes, il avait quitté l’espace, où, depuis sa plus tendre enfance, sa vie avait été rythmée par l’amour de ses parents et par ses études. Il avait l’impression qu’une porte s’était ouverte sur un chemin totalement inconnu dont il aurait à explorer les alentours, au fil de son existence future. A l’école, l’opportunité ne lui avait pas été donnée d’apprendre l’allemand et la mé-connaissance de cette langue accentua, sur l’instant, son désarroi. Les membres d’une même famille allemande vinrent occuper les cinq couchettes libres de son compartiment. Bien qu’ils ne parlaient pas français, leur jovialité donna à Louis du baume au coeur. Dans un Anglais approximatif, de part et d’autre, une petite discussion sur tout ou rien s’instaura juste quelques minutes, le temps, à chacun, de s’endormir. Stuttgart, Ulm, Munich, Salzbourg, le train passa dans leur gare sans venir trou-bler le sommeil profond de Louis. Tant que le compartiment resta dans une obs-curité totale, il put dormir d’un seul trait. Le lendemain matin, vers les sept heures, l’ouverture brusque de la porte fit surgir un éclair accompagné d’un coup de tonnerre qui le fit sursauter. Louis mit quel-ques minutes pour s’en remettre. Le père du petit garçon responsable de cette « explosion » vint sincèrement s’excuser de l’incident. Louis attendit encore un peu de temps avant de se lever. Il prit la collation que sa mère avait préparée pour son petit déjeuner, avant de commencer à réunir ses ba-gages comme l’Orient Express n’allait pas tarder à arriver à destination. Vienne : cette ville, il en avait entendu parler maintes fois. Le mari d’une amie de son arrière grand-mère, qui y était né, lui en avait parlé très longuement. Par ail-leurs, les mélodies de Johann Strauss que ses parents écoutaient souvent et les films ayant trait à la vie romancée d’Elisabeth de Bavière, surnommée «Sissi», avaient construit, dans son imaginaire, un lieu romantique à souhait. Arrivé en Gare de « Wien-Westbahnhof », Louis n’eut pas le temps de vérifier si l’idée qu’il se faisait de cette capitale correspondait à la réalité. En effet, il ne disposait que d’une petite heure pour se rendre à la Gare de « Wien-Südbahnhof », sans savoir précisément quel moyen de transport utilisé. Un em-ployé préposé à renseigner les touristes étrangers en mal d’informations lui donna toutes les explications nécessaires pour prendre le tramway 26 qui le conduirait directement dans la deuxième gare. Bien évidemment, Louis ne put que se faire remarquer, encombré de ses deux gros bagages et ne parlant pas dix mots d’Allemand. CHAPITRE 3 Pour se rendre à Bratislava, Louis devait, à nouveau changer de train, à Mar-chegg, juste à quelques hectomètres de la frontière austro-slovaque. Soixante ki-lomètres, au plus, séparaient Vienne de la capitale de la Slovaquie. Pourtant, presque deux heures furent nécessaires pour relier ces villes. Marchegg, avec un simple baraquement faisant office de gare, semblait isolée du reste de l’Autriche. Au-delà, les espaces en friches ou couverts de taillis non entretenus, traversés par la ligne ferroviaire slovaque à voie unique, formait un décor de désolation. Il n’était pas difficile d’imaginer le « Rideau de fer » installé durant quarante an-nées, à cet endroit. Les dix années passées, depuis la fin de la séparation politique complète entre l’Europe de l’Ouest et l’Europe de l’Est, n’avaient pas encore ré-ussi à gommer complètement les stigmates de cette bande large d’une dizaine de kilomètres, au plus, dans laquelle aucun homme n’avait eu l’opportunité de s’aventurer sans risquer sa vie. Louis eut, encore une fois une pensée émue pour son grand-père, en y passant. Ce dernier avait eu l’occasion de voir le « Mur de Berlin », à une époque où régnait la « Guerre Froide ». Il en avait souvent parlé à Louis et lui disait, en particulier, qu’il ne fallait pas souffrir de neurasthénie quand on visitait ce lieu. Cette évocation d’un épisode du passé militaire de son grand-père ne rendit pas Louis, spécialement triste. L’aventure d’un groupe, au moment de passer la fron-tière, lui donna matière à garder sa bonne humeur. A Marchegg, de nombreuses personnes étaient descendues du train autrichien. En principe, la micheline qui assurait la continuité du trajet jusqu’à Bratislava aurait dû suffire à transporter l’ensemble des voyageurs si, ce jour précis, un groupe de 28 étudiants originaires de Suisse Romande n’était venu s’ajouter à un effectif déjà conséquent. Comme ce groupe voyageait avec un billet et un passeport col-lectif, le responsable, par courtoisie, mais aussi pour des raisons d’ordre pratique, fit monter ses élèves les derniers. Tous les contrôles étant effectués à l’intérieur de la micheline, juste après avoir franchi la porte d’accès, les douaniers slovaques ne tardèrent pas à constater que, faute de place, ils ne pourraient pas assurer leur mission dans les règles de l’art ; ce qui les désolait un peu. Leur galanterie natu-relle les incita ensuite à inviter trois jolies demoiselles du Pays de Guillaume Tell à s’asseoir aux places qu’ils avaient à occuper, en principe. Quand le convoi dé-marra, ils se retrouvèrent coincés entre les valises, dans une position très instable qui mettait en péril leur équilibre, à chaque instant. Louis admira la bonhomie qu’ils gardèrent tout au long du trajet et éprouva de la sympathie pour ces doua-niers. Cet épisode burlesque lui permit d’avoir une première impression positive du peuple slovaque. Depuis que, avec l’Orient Express, Louis avait contourné le massif de la Forêt Noire entre Offenbourg et Stuttgart, en Allemagne, il était déçu de ne pas avoir aperçu le Danube : fleuve international, surtout qu’il avait dû le longer à maintes reprises sur plusieurs centaines de kilomètres. Son transit, à Bratislava, étant bien plus long qu’à Vienne. Il déposa ses bagages à la consigne de la Gare de « Brati-slava-Havlná », d’où il aurait à reprendre un train pour Zvolen. Même s’il disposait de quatre bonnes heures, Louis ne perdit pas de temps pour rendre visite au cours d’eau. Muni d’une carte de la ville, il n’eut pas de mal à trouver le chemin le plus court vers sa destination. Il ne flâna pas dans les rues de la vieille ville qu’il laissa sur sa gauche, se disant qu’il aurait bien l’occasion d’y revenir. Louis ne se doutait pas, voici encore peu de semaines, que l’opportunité lui serait donnée de visualiser de ses propres yeux, ce fleuve mythique immortali-sé par les auteurs romantiques du XIXème siècle. Le coeur de Louis se gonfla d’une grosse émotion, au fil des minutes qu’il partageait avec cette Vénus des eaux dont les flots semblaient couverts de pierres précieuses qu’un soleil ardent faisait scintiller. Le plus naturellement du monde, Louis se mit à chanter des pa-roles qui accompagnent la valse universellement connue de Johann Strauss «Danube bleu» Aux flots merveilleux Fleuve au noble cours Nous t’aimons d’amour » Ainsi, il resta deux heures durant à profiter des charmes de ce trésor fluvial d’Europe Centrale qui sert de trait d’union à de nombreuses nations, de sa source de Donaueschinguen, à son estuaire de la Mer Noire. Il restait à Louis une petite heure pour retourner à la gare. Notre jeune homme ne prêta pas attention aux quartiers adjacents, remettant leur découverte à plus tard avec des slovaques qui sauraient lui montrer, mieux que quiconque, ce que Brati-slava peut avoir d’attachant. Trouver le quai de son train pour Zvolen, dans une langue dont il ne connaissait pas le premier mot, ne posa pas, à Louis, de problèmes particuliers. L’organisation de la structure ferroviaire slovaque ressemblait à celle de n’importe quel pays d’Europe Occidentale. Pendant les minutes qui restaient avant le départ de son train, Louis observa l’agitation tranquille de « Brastislava-Hlavná » qui lui rappelait celle de « Lyon-Perrache », dans l’ancienne capitale des Gaules. Il vit passer, marquant un arrêt de cinq minutes, le « Čardáš » reliant Prague à Budapest. Cet « Inter city » lui rappela que Bratislava est très proche de l’Autriche, bien sûr, mais aussi de la République Tchèque et de la Hongrie. Pour l’occidental que Louis était, tous ces pays, avec la Slovaquie, évoquaient un monde, qui, au cours du XXème siècle, connut de multiples métamorphoses poli-tiques, depuis l’époque de l’empire d’Autriche-Hongrie, jusqu’à la mise en place de républiques, sur le chemin de la démocratie, au début des années 1990. Louis ne pensait pas, qu’un jour, il viendrait ajouter, à ses cours d’histoire et de géogra-phie, sur l’Europe centrale, des travaux pratiques sur le terrain. Il considéra que son séjour en Slovaquie, qui n’allait pas tarder à s’organiser plus précisément, ne pourrait que valoriser des études dont la théorie n’était pas toujours facile à assi-miler. A cet instant, il eut une pensée pour le fonctionnaire qui, le 20 juillet der-nier, le convoqua dans son bureau pour lui permettre de percevoir le bien fondé de cette expérience unique, à l’étranger. Louis se promit, d’ailleurs, de lui en-voyer une carte postale, pour l’en remercier. Après avoir quitté Bratislava, son train traversa la grande plaine, qui à l’extrémité sud de la Slovaquie rappelle la puszta hongroise telle que les films d’Ernst Ma-rischka nous les montrent. En direction du nord-est, les Monts Métallifères com-mencèrent à se profiler. En dévorant les kilomètres, le « Ďumbier » s’en rappro-cha progressivement. A partir de Levice, son convoi s’engouffra dans la vallée du Hron, qu’il remonta jusqu’à son terminus. Après un arrêt à Žiar nad Hromom, vingt minutes de train séparaient Louis, de Zvolen. Depuis l’épisode épique de Marchegg, il n’avait parlé à personne, sauf au personnel de la consigne et à la guichetière de la gare de Bratislava. Son coeur se mit à battre très fort, car il allait faire la connaissance, dans très peu de temps, de ses collaborateurs à l’Obchodná-Akadémia avec lesquels il travaillerait. Com-ment serait-il accueilli ? Trouverait-il ces personnes sympathiques ? Arriverait-il à surmonter le dépaysement qui le gênerait forcément, au départ ? Pourrait-il, sans trop de difficultés, acquérir les rudiments de slovaque nécessaires pour se faire comprendre au quotidien ? Louis n’eut d’ailleurs pas le temps d’aller au bout de ses interrogations car un haut parleur annonça l’arrivée du « Ďumbier », à Zvolen. Il attendit que le gros des voyageurs descende avant de poser le pied sur le sol de cette région du centre de la Slovaquie qui l’accueillait pour douze mois. Elena, Miriam et Jan n’eurent pas de peine à repérer notre Parisien. Le visage interrogateur de Louis regardant dans toutes les directions, trahissait, entre au-tres, un embarras touchant duquel ils le sortirent. « - C’est moi, chère Elena ! ». Les deux lettres que Louis lui avait écrites, com-mençaient par cette formule. Elena l’utilisa en signe de reconnaissance. « - Bienvenue dans notre pays ! » ajouta Miriam, jeune femme, professeur de Français, elle aussi. « - Je te souhaite un bon accueil ! » dit Jan. Le proviseur, se fit un point d’honneur à parler français bien qu’il ait un peu de mal à s’exprimer dans la lan-gue de Molière. Louis répondit par un grand sourire. « Bonjour et merci pour vos paroles de bien-venue » Jan tint à porter les bagages de notre français jusqu’à la voiture. « As-tu fait bon voyage ?… N’es-tu pas trop fatigué par tout ce temps passé dans le train ? ... Quel temps fait-il à Paris ? …» : Elena et Miriam posèrent, au jeune homme, de multiples questions qui eurent le bénéfice de le mettre à l’aise. Au fil des minutes, une grande complicité s’instaura entre Louis et ses trois interlocu-teurs venus le chercher. Les relations, qui s’établirent ainsi, étaient de bon au-gure. Il ressentit un grand soulagement, en constatant que ces premiers contacts effectifs avec des Slovaques étaient chaleureux et, rapidement, eut l’impression de retrouver des connaissances de toujours. De leur côté, Elena, Miriam et Jan voulurent montrer, à ce français, leur reconnaissance d’avoir accepté de venir travailler avec eux, pour permettre à leurs élèves d’avoir « des bouffées de cul-ture, de traditions, de sensibilité, d’accent français » venues directement de « l’Hexagone ». Notre petit Montmorencéen, en écoutant ses interlocuteurs, prit conscience de la noblesse de sa mission. En parcourant les 26 kilomètres qui séparent Zvolen de Krupina, il se rendit compte, pour son plus grand bonheur, qu’il pourrait, pendant une année, loin de la France, avoir une vie riche en découvertes, en expériences auprès d’une nation qui ne demande qu’à se faire connaître, objectivement. Louis, dans ses pensées, eut comme une sorte de révélation. Il prit conscience, en arrivant aux abords de Krupina, qu’il ne se trouvait pas ici par hasard et qu’il allait vivre, au cours de cette prochaine année, une existence exceptionnelle. Il savait maintenant, par in-tuition, qu’il devrait apporter à des jeunes Slovaques, de nombreuses informa-tions sur la France, mais qu’à travers ses futurs contacts, ceux qu’il fréquenterait, lui feraient aussi cadeau de leurs qualités humaines, de leur culture, enfin de tout ce qui donne à une nation, son originalité. La première conversation que notre Français et nos trois Slovaques eurent, dura au-delà de la première demi-heure de trajet, en voiture. Dans le studio situé à 10 minutes, à pied, de l’Obchodná-Akadémia, elle se poursuivit sans que Louis res-sente de fatigue particulière après son voyage de plus de 24 heures. Miriam eut la gentillesse de l’aider à défaire ses bagages pendant qu’Elena lui expliquait de quelles manières il interviendrait à l’école. Il aurait à assurer, devant des groupes de 4 élèves, 2 heures de conversation, uni-quement. Sa mission était d’imaginer des situations les plus concrètes possibles, de manière à ce qu’ils s’expriment, en français, et à rectifier les erreurs de syn-taxe et de vocabulaire éventuelles. Son service global serait de 20 heures et il au-rait donc, au cours de la semaine, 10 groupes composés généralement de 3 filles et 1 garçon. Au fil des explications qu’Elena lui fournit, il découvrit ce que sa fonction pour-rait avoir d’exaltante. Comme il prenait de plus en plus sa mission à coeur, il ré-digea de nombreuses notes relatives aux informations que lui donnait Elena, mais aussi concernant des idées qu’il pourrait mettre en pratique pour rendre ses inter-ventions plus motivantes auprès des élèves. Il ne tarda pas à se persuader, qu’à travers sa personnalité, ses comportements, la qualité de son travail, tout Slova-que avec lequel il entrerait en contact, se ferait une certaine opinion de la France et des Français. En début de soirée, Elena, Miriam et Jan s’en allèrent. Il fut convenu que l’après-midi du lendemain serait consacré à la visite de l’école et que, le jour suivant, Louis serait présenté successivement à tous ses groupes. Après, ce serait le départ pour « la grande aventure ». Louis s’endormit sans aucune appréhension. La Slovaquie, par l’intermédiaire d’Elena, de Miriam et de Jan l’avait bien accueilli. Il ne lui restait plus qu’à se mettre au travail, pour donner à cette amitié naissante avec les habitants de ce pays, tout l’éclat possible ; et il avait une année pour le faire. CHAPITRE 4 Le lendemain, quand Louis se réveilla, les cloches de plusieurs églises sonnaient l’Angélus. Il resta quelques minutes supplémentaires dans son lit, considérant qu’il méritait bien encore un instant de repos, après le long temps passé, hier et avant-hier, dans de multiples trains. Il refit son voyage à partir de Vienne et se remémora, subrepticement, sa traversée en tramway de la capitale autrichienne, le passage de la frontière à Marchegg, ses premières visions de Bratislava et du Da-nube, les tous premiers contacts avec Elena, Miriam et Jan. Ensuite, Louis fit le tour de son nouveau logement : une pièce unique d’une trentaine de mètres carrés comprenant un cabinet de toilette avec douche, un évier qui surmontait un meu-ble de rangement, deux plaques chauffantes électriques posées sur des tréteaux métalliques, une armoire de rangement encastrée dans un mur. Le mobilier était composé de son lit dans lequel il se pelotonnait encore, d’une table et de 3 chai-ses qui étaient installées devant une baie vitrée à laquelle était accolée, à droite, une porte-fenêtre. Tout avait été rénové récemment et les murs repeints déga-geaient une légère odeur d’apprêt. Louis se leva au bout d’un quart d’heure et se dirigea vers la porte-fenêtre pour aller sur le balcon, afin de contempler, pour la première fois, le panorama de la Slovaquie qui accompagnerait son quotidien, durant la prochaine année. Il fut surpris de constater qu’aucune barrière ne séparait, sur la gauche, la partie qui bordait la baie vitrée, de l’appartement voisin. Par discrétion, il ne dépassa pas la longueur de 3 mètres, à la limite du studio qu’il habitait et qui était orienté vers le nord. Le soleil, derrière l’immeuble, servait de projecteur, pour éclairer une ville entou-rée par un écrin de moyennes montagnes. L’heure matinale n’avait pas permis à une brume de chaleur de venir ternir les couleurs d’une vue qui lui rappela, im-médiatement, cette « Franche-Comté », en France, dont il adore les paysages. La luminosité qui affermissait les contrastes, donnait, à ce lieu, un caractère gran-diose. Une petite rivière qui, au moment de grandes crues, devait se transformer en torrent terrifiant, séparait la partie historique de la ville, de celle plus récente. Ce petit cours d’eau formait une véritable frontière naturelle entre ces deux mon-des que l’Histoire n’avait pas façonnés à la même époque et de la même manière. On retrouvait dans la vieille ville, sur les façades et les toits des maisons, et par l’intermédiaire des édifices religieux, la richesse et la diversité de cette architec-ture slave marquant l’époque de l’Empire d’Autriche-Hongrie. Les yeux de Louis ne se lassèrent pas de contempler, durant plusieurs minutes, cette composition à l’exotisme merveilleux pour un jeune originaire d’Europe Occidentale. Il jeta un regard moins charmé sur le quartier le plus récent de Krupina Est dont l’uniformité triste et la vétusté propre des immeubles donnaient un caractère plus digne qu’à leurs homologues français décorés outrageusement de tags. Huit heures sonnèrent au clocher de l’église la plus proche, quand Louis se déci-da à sortir de ses méditations. Dans une heure, il devait être prêt car Miriam vien-drait le chercher, afin de lui montrer le trajet le plus court pour se rendre à l’Obchodná-Akadémia. Alors qu’il sortait à peine de sa douche, on sonna à sa porte. C’était elle qui tenait à la main un sachet. Une odeur de viennoiseries en-core chaudes, qui s’en dégageait, donnait l’impression de se trouver dans le four-nil d’un boulanger. « - Bonjour, Louis ! J’ai pensé que, sans tarder, tu devais goûter à tes pre-miers petits pains slovaques » Louis, agréablement surpris, l’invita à rentrer. « - J’accepte si tu les partages avec moi, Miriam ! ». Et il prépara deux tas-ses de café. Des graines décoraient la partie supérieure des petits pains. « - Qu’est-ce donc ? », demanda Louis. « - Ce sont des graines de pavot. » En voyant la figure décomposée de Louis, Miriam partit d’un grand éclat de rire. « - Du pav….. du pavot…. Alors je suis en train de me droguer ! » « - Sous cette forme, tu ne risques rien, ne t’inquiète donc pas ! » répondit-elle pour rassurer le garçon. Louis était loin de se douter que son premier petit-déjeuner slovaque lui donnerait autant de frayeur. Cela ne l’empêcha pas d’en apprécier les qualités gustatives. Il était plus que temps, maintenant, de partir. Louis avait le trac. Il ne verrait que demain les classes auxquelles il servirait de répétiteur, mais, dès aujourd’hui, sans qu’il s’en aperçoive, tous ses futurs élèves auraient une impression furtive sur lui, le jugeraient sur un regard ; et cela n’était pas fait pour le mettre à l’aise. Les dix minutes, montre en main, qui séparaient, le départ du studio, de son arrivée à l’Obchodná-Akadémia, ne lui donnèrent pas le temps de confier, à Miriam, ses appréhensions. Elena le prit en charge. On lui fit faire une visite complète de toute l’école. Il ren-contra tous les personnels. En début d’après-midi, Jan l’invita, chez lui, à déjeu-ner. Il fit la connaissance de la famille du proviseur : sa femme : Mária, ses deux filles : Zuzana et Katarína. Cette première journée fit à Louis l’effet d’un tourbil-lon qui lui donna le vertige. Quand Jan le ramena au pied de son immeuble, notre jeune homme n’eut qu’un souhait : aller dormir, comme cette première journée avait été éprouvante. Le lendemain, il rencontrerait tous ses élèves, à partir de 9 heures, accompagné pour la dernière fois d’Elena et de Miriam. On les réunirait tous dans une même salle pour assurer la présentation officielle de leur répétiteur de français. En entrant dans son studio, Louis s’aperçut qu’une petite fille endormie était al-longée sur son canapé. Bien entendu, quelle ne fut pas sa surprise de voir, cette « Invitée inattendue ». Instinctivement, il ne fit pas de bruit pour ne pas la réveil-ler et s’assit sur l’une des chaises mises à sa disposition. A cette époque de l’année, comme il faisait encore grand jour, il n’eut pas de mal à observer la Pe-tite. Elle ne devait pas avoir plus de 8 ans. Sa stature était élancée. Les traits fins de son visage donnaient à son sommeil une douceur et un charme magique. Son nez mince aux narines serrées et ses lèvres délicates parachevaient un visage de madone. Des cheveux, aux mèches châtain clair ondulaient. Elles encadraient un large front, à la peau légèrement cuivrée. Seule la couleur de ses yeux restait, pour l’instant un mystère pour notre français. Louis porta son regard vers la porte-fenêtre qui était ouverte. Il ne se souvenait pas l’avoir fermé à clef, en par-tant le matin. Comme elle se trouvait entrebâillée, il comprit, sans avoir à réflé-chir plus, que son invitée surprise avait dû se glisser par cette ouverture, avant de s’installer chez lui. Elle ne pouvait être que l’enfant des voisins avec lesquels il partageait le balcon sans séparation. Quelques secondes après, il entendit une voix appeler : « Bojnica !... Bojnica !... » Une femme d’une trentaine d’années ressemblant à sa « Petite Invitée » appa-rut sur le balcon. Louis fit comprendre à la jeune maman, en posant horizontale-ment sa tête, sur son bras droit, que sa fille dormait chez lui. La dame, après avoir poussé un petit cri de stupeur, gratifia Louis d’un sourire de contentement. Elle souleva délicatement le petit ange pour le glisser contre elle. D’un air un peu gê-né, elle repassa devant Louis. « - Ďakujem !... Dovidenia ! » furent les seules paroles qu’elle prononça, avant de disparaître. Il ne tarda pas à préparer son divan convertible en lit. Avant de s’endormir, il re-pensa à la manière inattendue dont le destin lui avait présenté Bojnica et sa ma-man. CHAPITRE 5 A peine arrivée, à l’Obchodná-Akadémia, Eléna parla à Louis de sa rencontre, de la veille au soir. Il en fut, bien évidemment surpris. Juste après être rentrée, chez elle, la maman de Bojnica téléphona au proviseur adjoint, pour lui faire part de ce qui était arrivé. Elle tenait à présenter ses excuses au jeune homme et chargea Elena de les lui transmettre, en Français. Ainsi, Elena fut amenée à confier à Louis que la pièce qu’il occupait, appartenait à Veronika, Maman de Bojnica, qui, à la suite du décès de son mari, gravement malade, s’était vu contrainte de louer une partie de son logement, après l’avoir fait aménager. Cela expliquait donc qu’il n’y ait aucune séparation sur le balcon, ce qui permit à Bojnica de se rendre chez Louis. Comme Veronika était une ancienne élève de l’Obchodná Akadémia, elle n’avait pas hésité à contacter le proviseur adjoint, afin de la met-tre dans la confidence. Au cours du reste de la journée, Louis fit la connaissance, presque en personne, des 60 filles et 20 garçons qui, à Krupina, avaient choisi d’apprendre la langue de Victor Hugo. Elena avait décidé de ne faire intervenir Louis qu’auprès de la moi-tié du groupe avec, donc, de très petits effectifs de manière à lui permettre de prendre la mesure de son travail. De nombreux élèves lui parlèrent de sa ren-contre insolite avec Bojnica et Veronika, comme ils habitaient à proximité de chez elles. La plupart de ses futurs étudiants éprouvait une réelle motivation pour apprendre le Français. Louis qui désirait évaluer le niveau de chacun, posa de multiples questions reformulant parfois avec des mots et une syntaxe plus simples, certai-nes de ses phrases, afin de mieux se faire comprendre. Il ne tenait pas à les dé-goûter de leur apprentissage, remettant, à plus tard, la correction de certaines ré-ponses, de manière à ne pas les décourager. Afin de les mettre à l’aise, il leur fit remarquer qu’ils avaient tous une supériorité sur lui : eux maîtrisaient parfaite-ment le Slovaque et, éventuellement, plus ou moins bien le Français. Par contre, lui ne connaissait, que sa langue maternelle, et pas du tout la langue d’Andrej Sládkovič (Poète célèbre né à Krupina). Ils partirent tous d’un immense éclat de rire. Louis fut satisfait de ce premier contact pédagogique qui était de bon augure. Elena, confiante, s’éclipsa une partie de l’après-midi. L’autodiscipline de tous ces jeunes gens pouvait permettre à notre apprenti professeur de Français d’assumer, seul, la direction d’un groupe, même aussi important. Ensemble, ils parlèrent de projets de voyages pendant cette prochaine année, et d’organisation de fêtes dans les locaux de l’école, à plus ou moins long terme. Louis fut fier de s’être intégré aussi rapidement parmi ces jeunes. Il faut dire que tous l’attendaient avec une certaine impatience et qu’ils voulurent lui faire le meilleur accueil possible. En fin d’après-midi, Elena raccompagna notre jeune homme, désireuse de connaî-tre ses premières impressions. Comme ils continuèrent à discuter, au pied de son immeuble, Louis convia Elena à venir déguster un peu de liqueur de cerises de Montmorency. Alors qu’ils étaient en pleine discussion, une petite main tapota délicatement à l’un des carreaux du bas de la porte-fenêtre. Louis se dirigea vers le balcon et aperçut Bojnica qui, en voyant la haute taille du jeune homme, fit trois pas en arrière. Il eut alors l’instinct de s’accroupir pour ne pas la dépasser de plus d’une tête. Elle s’approcha à nouveau. Il put ainsi découvrir les beaux yeux marron de la petite Slovaque dont les très longs cils soyeux lui donnèrent l’impression qu’elle était maquillée. Ses cheveux ondulés mi longs, retenus par des barrettes, prirent une belle couleur blond cendré sous la lumière du soleil. Bojnica tendit à Louis une feuille qu’il déplia : une ligne continue barrée de petits tirets reliait deux grands ronds dans lesquels étaient inscrits respectivement, d’une écriture mal assurée, «Francúzsko », à gauche, et, « Slovensko », à droite. Au milieu de cette grande ligne, une locomotive qui se dirigeait vers le cercle de droite tractait un unique wagon où l’on apercevait une grosse tête, alors que, d’une maison dessinée à côté de « Slovensko », un visage bien plus petit encadré par des nattes se profilait. Louis n’eut pas de mal à déchiffrer la symbolique de cette œuvre attendrissante qui le toucha au plus profond de son cœur. « -Ďakujem, Bojnica ! » Elle lui tendit la main pour lui dire au revoir. Louis, très ému, prenant le visage de cet ange, déposa un baiser sur son front. L’enfant, après avoir lancé un regard ébloui à Louis, complètement déconcerté, courut en une fraction de seconde vers sa maman qui salua, de la tête, son voisin français et Elena. Il resta accroupi en-core quelques secondes, puis se releva très doucement, tétanisé par l’instant ex-ceptionnel qu’il venait de vivre. Il regagna son studio, à la porte-fenêtre Elena l’attendait. « - Tu viens de te faire une grande copine. Je suis certain que tu te montreras di-gne de l’amitié qu’elle veut t’offrir » Après avoir réglé quelques détails concernant la journée du lendemain, Elena prit congé de Louis. Le garçon se prépara rapidement une soupe avant de se coucher, sans traîner. Il médita quelques minutes sur tous les événements de la journée et s’endormit d’un sommeil paisible. CHAPITRE 6 Pour Louis, le grand jour était arrivé. Il allait passer du statut d’élève à celui d’enseignant. En y pensant, dans le petit matin frais, sur le chemin de sa nouvelle école, il eut un peu le trac. Dans sa vie privée et au cours de ses études, ses pa-rents et ses professeurs avaient bien entendu eu l’occasion de lui confier des res-ponsabilités, mais jamais dans le cadre d’une autonomie complète. Il avait, pour la première fois, à gérer un budget. Papa et Maman n’étaient plus là, à proximité, pour veiller sur lui. Au fil des semaines, Elena lui donna de plus en plus « carte blanche » pour défi-nir le contenu des séances qu’il avait à organiser auprès de ses dix groupes de quatre élèves. Sa mission était de « délier la langue » des élèves qui étudiaient le français depuis au moins deux années, afin qu’ils soient capables de soutenir une conversation courante. Il restait donc à Louis d’imaginer des situations sous forme de sketches. Il s’était arrangé à leur donner, au départ, des dialogues courts et très simples, de manière à les mettre en confiance. Rapidement, compte tenu des progrès effectués, Louis conçut des situations plus complexes qui nécessi-taient un échange de paroles plus soutenues. Au bout de trois mois, il dialoguait avec eux, même en dehors des cours, dans la langue d’Alexandre Dumas. Certains jours, ses élèves décidaient de ne parler, entre eux, qu’en français afin de sortir, de temps en temps, du cadre artificiel et stéréotypé qu’un cours scolaire peut avoir. Quelle ne fut pas la stupéfaction d’Elena, quand un jour, Terezia s’adressa à elle uniquement en français, pour ré-gler des problèmes administratifs, au secrétariat de l’école. Jan, en écoutant l’élève parler, fut paralysé sur place. Il n’en croyait pas ses oreilles. Il faut dire que Terezia était une élève brillante et très studieuse. Depuis qu’elle avait com-mencé à apprendre le français, elle avait rempli de très nombreux carnets sur les-quels elle inscrivait, sans exception, tous les mots de vocabulaire qu’elle enten-dait, et cela avec une orthographe sans faille. Louis était fier de tous ses élèves, mais il devait tout de même reconnaître que Terezia était son élève la plus persé-vérante. Compte tenu des résultats obtenus, Elena demanda à Louis s’il accepterait de doubler les effectifs de ses classes confirmées, afin de pouvoir organiser des séances de conversation sur les heures ainsi libérées pour les élèves qui appre-naient le français depuis moins de deux ans. Notre garçon hésita un instant car il ne s’attendait pas à être sollicité pour intervenir auprès de plus jeunes, mais il finit par accepter. D’un commun accord et afin de permettre à Louis de bénéficier d’un peu de temps pour assurer les préparations de ses nouveaux cours, il fut dé-cidé que notre Français n’aurait la charge de ces nouveaux élèves qu’au mois de janvier prochain, c’est à dire dans six semaines. CHAPITRE 7 Au cours des semaines qui suivirent son installation à Krupina, Louis n’eut pas le temps de chômer. Son travail qui le passionnait, lui demandait d’autant plus de préparations qu’il n’avait évidemment pas l’expérience de l’enseignement. Mais comme il prenait son travail à cœur, il n’hésitait pas à y consacrer de très longs moments. Depuis sa plus tendre enfance, il s’était habitué à se lever tôt ; ce qui lui permettait de travailler deux heures en moyenne, chaque matin, à préparer ses jeux de rôle. Une grande partie de ses journées de congé était aussi utilisée à ces mêmes travaux. Après ses activités scolaires, avant de rentrer, Louis faisait de longues promena-des dans Krupina de manière à s’imprégner, un peu plus chaque jour de cette ville qui l’accueillait. Il se rendait très souvent dans le quartier de la Place de la Sainte Trinité où il faisait ses courses dans une petite supérette. Les caissières ne tardè-rent pas à repérer notre petit Français pour lequel elles montrèrent tant de gentil-lesse et de patience. Elles se doutaient bien qu’il devait se débrouiller seul, pour gérer son quotidien, dans une langue qu’il n’avait jamais apprise à l’école. Quand il faisait beau, il se rendait aussi dans le grand Parc Andrej Slákovič où il essayait d’entamer la conversation, comme il le pouvait, avec des personnes qui avaient fini par le connaître et qui voulaient lui témoigner leur sympathie. Louis était certainement le seul Français qui vivait à Krupina et elles se faisaient un plaisir à établir un contact avec notre Montmorencéen pour découvrir un peu de cette France tant adulée. Le dimanche matin, il se rendait à la messe célébrée à l’église de la Naissance de la Vierge afin de rencontrer la communauté catholique de Krupina, bien qu’il ne soit pas spécialement pratiquant. En revenant de ses sorties, il recopiait au propre, sur les feuilles d’un classeur spécialement prévu à cet effet, tout nouveau mot de vocabulaire, toute tournure syntaxique, qu’il avait entendu. Cet apprentissage lui donnait un travail énorme comme il ne connaissait rien de la grammaire slovaque. Elena lui avait prêté un dictionnaire bilingue dans lequel il trouvait la traduction phonétique des mots. Régulièrement, il s’entraînait à haute voix à les prononcer, finissant par cons-truire des phrases complètes. Un samedi matin, il entendit une petite voix, sur le balcon, répéter après lui, ses mots. Dans un premier temps, il fit semblant de ne pas s’être aperçu de cette pré-sence, car il ne voulait pas faire fuir cette aide providentielle. Au bout de quel-ques instants, « la petite voix » entra, à pas comptés, dans la pièce car Louis, qui ne s’était pas retourné, ne dit plus une seule parole. Il la laissa s’approcher un peu avant de prononcer de la manière la plus douce et la plus claire possible : « -Ďakujem , Bojnica ! ». Après un léger moment d’hésitation, elle lui répondit : « - Dobrỷ deň ! ». En se retournant délicatement, il ajouta : « -Volám sa Louis », puis: « Som štastný, že ta spoznávam !..... Kolko máš rokov ? ». Et Bojnica lui répondit, le plus naturellement du monde : «Ja mám osem rokov ! ». Un à un, Louis prononça, en slovaque, le nom de tous les objets de son studio sur lesquels son regard se porta successivement et dont il connaissait les mots. Bojni-ca n’hésita pas à répéter quand la prononciation du jeune homme ne la satisfaisait pas. Sans s’en rendre compte, ils passèrent, ensemble, seuls, sans que rien ne vienne les troubler, plus d’une demi-heure. Veronika observa, durant dix minutes, avant d’intervenir, ce dialogue touchant. Dès qu’elle l’aperçut, Bojnica se préci-pita dans ses bras. « - Do videnia, Louis ! » s’exclama Bojnica avant de se blot-tir au creux de l’épaule maternelle. Veronika prononça les mêmes paroles tout en prenant la direction de leur appartement. Louis, grâce à cette inoubliable leçon de slovaque, eut une révélation. Il fut convaincu que ces courts instants en compagnie de Bojnica lui en apprirent plus que toutes les heures qu’il consacrait à potasser des manuels de phonétique. Au cours des moments laborieux qu’il dut encore passer pour se débrouiller à peu près en slovaque, Louis ne cessa de penser à son petit professeur d’une leçon. A maintes reprises, il aurait bien voulu pouvoir renouveler ces instants avec sa pe-tite voisine pour faciliter son apprentissage. CHAPITRE 8 Les semaines s’écoulèrent très rapidement pour notre Français. Bien entendu, parfois, il avait, à juste titre, de petits moments de tristesse en pensant à sa fa-mille, à ses camarades laissés à Montmorency et ses alentours. C’est en ouvrant son courrier venu de France qu’il éprouvait de petits pincements au cœur. Il ré-pondait à toutes les lettres, mais il aurait préféré pouvoir s’entretenir de vive voix pour leur parler à tous, de cette Slovaquie dans laquelle il avait, depuis quatre mois, fait des rencontres tellement enrichissantes. Il ne regrettait pas que les auto-rités du service civil l’aient envoyé dans ce Pays et il commençait à s’attacher à ce Peuple d’Europe Centrale quasiment inconnu de ses compatriotes. Petit à petit, il prit conscience que, revenu en Ile de France, après cette année exceptionnelle, il lui faudrait réparer cette injustice qui pouvait se résumer dans cette question : Pourquoi les Slovaques dans leur ensemble, s’intéressent à tout ce qui est fran-çais, alors, qu’à l’inverse, la population de l’Hexagone n’a pas de regards curieux et une volonté de découverte de tout ce qui fait de la Slovaquie une nation à part entière ? Il tenterait d’y répondre, au fur et à mesure que cette année se déroule-rait. Il eut l’opportunité de se la poser lors d’une journée mémorable qui allait lui en procurer d’autres exceptionnelles, pendant le reste de son séjour. Les élèves qu’il devait avoir ce jour là passaient une épreuve de secrétariat dont la note était comptabilisée pour l’obtention de leur diplôme, en fin d’année sco-laire. Aussi Elena avait-elle dispensé Louis d’assurer son cours. Il eut donc la possibilité de rentrer chez lui, à un horaire inhabituel, en milieu d’après-midi. Tichomir, professeur au gymnázium, qu’il rencontra en route, lui fit un compte rendu de son dernier voyage en France, d’une manière poétique. Notre Français eut ainsi l’impression de redécouvrir un grand nombre de lieux qu’il avait pour-tant la prétention de bien connaître. Grâce à cette conversation, Louis commença à saisir en quoi la sensibilité d’un Slovaque pouvait donner à Paris, en particulier, un charme insoupçonné pour un Français qui y vit à longueur d’année. Louis reprit sa marche d’un pas lent pour mieux analyser tout ce que Tichomir lui avait dit. La conversation peu commune, à laquelle il avait participé, avait gravé sa mémoire d’un grand nombre de détails sur la France, comme s’il n’en était pas originaire et il en fut déconcerté. Un air de violon se fit entendre quand Louis commença à monter les escaliers de son immeuble. Enfoui au plus profond de ses réflexions, il crut être victime d’hallucinations. Au fur et à mesure qu’il franchissait les étages, la mélodie s’amplifiait. Il resta un moment immobile à écouter la musique de peur de ne plus l’entendre, une fois rentré chez lui. Il finit, pourtant, par introduire la clef dans la serrure en évitant tout cliquetis pour ne pas parasiter le merveilleux concert et iI ouvrit la porte avec la même précaution. Miracle ! La mélodie développa ses harmonies, plus distinctement encore. Louis prit conscience qu’il ne rêvait pas. Mais, qui jouait avec une telle ferveur ? Toutes ces notes magiques ne pouvaient venir que du balcon ; aussi s’y avança-t-il à pas feutrés. A travers la vitre d’une de ses fenêtres, il aperçut un archet se déplacer avec vivacité, avant même de voir le violon en entier. Bojnica, de dos, le faisait danser entre son menton et son bras gauche. Quand la Petite pivotait pour éventuellement se retourner, Louis s’éloignait de la fenêtre pour que sa présence ne la déconcentre pas. La jeune virtuose était habillée d’une jupe rouge cerise sur laquelle était attaché un tablier blanc orné au bas de trois bandes de broderie multicolore. Un chemisier blanc, lui aussi, portait les mêmes motifs brodés, aux extrémités de manches bouffantes qui s’arrêtaient au dessus du coude. Louis, qui avait appris à aimer le folklore français grâce aux romans champêtres de George Sand, fut ébloui par la tenue de Bojnica. Il comprit que ce premier contact avec le folklore slovaque était le prélude à des moments de bonheur extrême. Le cœur du jeune homme se mit à battre très fort, en pensant qu’il venait de dé-couvrir, par l’intermédiaire de Bojnica, ce qui devait constituer l’un des joyaux de la culture de cette nation. Veronika s’approcha de sa fille pour remettre en ordre le plissé de sa jupe, sans troubler la Petite. En se relevant, la jeune femme aperçut Louis, resté derrière son carreau. Elle comprit qu’il n’osait pas s’approcher du balcon pour ne pas déranger Bojnica dans son concert. Aussi prit-elle l’initiative, par un signe de la main, de l’inviter à en franchir la porte du balcon, après avoir orienté l’enfant, de manière à ce qu’elle ne le voit pas. Louis se montra d’une grande timidité qui attendrit Veronika. Bojnica qui, sans pause particulière, en-chaînait les partitions, joua une mélodie que Louis connaissait bien. Elle s’appelait « Le temps des fleurs » et avait été chantée, dans la version française, par Dalida. Quand Bojnica entama pour la troisième fois le refrain, Louis ne put s’empêcher de fredonner la mélodie. Veronika prit alors la jeune musicienne par les épaules et la tourna en face du garçon. En le voyant, elle s’arrêta immédiate-ment de jouer. Louis eut la présence d’esprit de se mettre à chanter : « Dans une taverne du Vieux Londres où se réunissaient des étrangers… ». Au refrain, Boj-nica reprit son archet pour l’accompagner : « C’était le temps des fleurs, on ou-bliait la peur. Les lendemains avaient un goût de miel. Mon bras prenait ton bras; ma voix suivait ta voix. On était jeune et on croyait au ciel. ». Au fil des couplets, Bojnica retrouva la verve mélodique qu’elle possédait avant qu’elle ne voie le jeune homme. Au fond d’elle même, elle ressentit une certaine fierté d’avoir joué une musique connue jusqu’en France et que Louis avait « décoré » de paroles, et cela, même si elle ne les comprenait pas. Inconsciemment, elle se promit d’en connaître le sens, un jour. « -Si velmi pekná, Bojnica ! » : Ces paroles, Louis les adressa à Bojnica qui offrit à notre français le plus beau des sourires, avant d’aller ranger, le plus pré-cautionneusement possible, son instrument. Veronika rentra aussi chez elle sans s’attarder. Elle considérait que son français n’était pas assez bon pour essayer de converser avec son voisin. Un quart d’heure plus tard, on frappa à la porte-fenêtre. Quelle ne fut pas la sur-prise de Louis en voyant Pavla, l’une de ses élèves, sur le balcon. Il se précipita pour la faire entrer. Dans un Français quasiment correct, elle lui expliqua que Bojnica avait demandé à sa maman de l’inviter à venir la voir chanter à la fête de l’Epiphanie. Notre garçon était aux anges. Les vacances de fin d’année appro-chaient. Il devait, avec des professeurs de l’Obchodná-Akadémia, passer Noël et le Jour de l’An, dans les Hautes Tatras. A son retour, il prendrait le plus grand des plaisirs à ce que Pavla, Veronika et Bojnica lui fassent découvrir, comme les autres membres du « Folkórny Súbor Hont », les traditions folkloriques de Krupi-na et de sa région. Louis prit conscience que cette journée avait encore enregistré un grand pas dans le resserrement des liens qui commençaient à l’unir à la Slovaquie CHAPITRE 9 En ce début de mois de décembre, les premiers conseils de classe furent organisés à l’Obchodná-Akadémia. Elena s’était arrangée pour que les dossiers des élèves qui apprenaient le français soient étudiés les uns à la suite des autres et que Louis n’ait pas à rester durant l’intégralité des réunions. Sa maîtrise encore bien fragile de la langue slovaque ne permettait pas à notre jeune homme de tout comprendre des délibérations, mais surtout de pouvoir s’exprimer correctement à l’oral comme à l’écrit. Aussi Elena ou Miriam tradui-saient et notaient les appréciations, pour les parents. Louis eut l’impression d’être soulagé d’un fardeau après le dernier de ses conseils du premier trimestre. Il avait beau bénéficié de l’indulgence des équipes d’enseignants, il voulait être certain d’avoir effectué, durant ce premier tiers de l’année scolaire, un travail efficace. Il fut complètement rassuré, quand le prési-dent de l’association des parents d’élèves le convoqua. Ce dernier tint à lui té-moigner le contentement de nombreuses familles, en constatant les progrès enre-gistrés, récemment, dans le maniement oral du français, par leurs enfants. Louis lui fit comprendre qu’un tel résultat avait été obtenu grâce, avant tout, aux efforts continus et courageux des élèves, et que son rôle n’avait consisté qu’à satisfaire leur volonté de dialoguer dans la langue de Victor Hugo. Certains parents, surtout ceux qui avaient appris le français à l’école, l’invitèrent à déjeuner ou à dîner, dans les semaines qui suivirent. Il découvrit des villages aux alentours de Krupina, comme Bzovík ou Dobrá-Niva. Grâce à ces contacts qui se multipliaient avec la population de la région du Hont, notre Parisien réussit à s’intégrer, un peu plus, parmi ces gens de Slovaquie, pour sa plus grande satis-faction. CHAPITRE 10 Vendredi 20 décembre : Durant cette dernière journée d’école, avant la « Trêve des Confiseurs », l’Obchodná-Akadémia festoya. Louis n’en revenait pas qu’une ambiance aussi « bon enfant » unisse enseignants et enseignés. Dans les établis-sements scolaires qu’il avait fréquentés, à Montmorency, comme à Paris, jamais il n’avait connu une telle communauté festive entre des personnes d’âges et de statuts professionnels différents. Le naturel que chacun déployait, pour que cette réunion soit une réussite, fit son admiration. Personne n’était mis à l’écart. On trouvait toujours la manière d’associer les plus réservés à l’allégresse générale. Louis se régala de certaines spécialités slovaques comme le « Kapustnica » : po-tage à la choucroute et le « Oštiépok »: fromage de brebis fumé. Il fut étonné d’apprécier cette dernière spécialité, car, en principe, les fromages caprins ne constituent pas ses préférés. De nombreuses personnes, que Louis n’avait eu l’occasion de saluer qu’au détour d’un couloir, vinrent discuter longuement avec lui. Le peu de Slovaques et les quelques mots de français appris, quelques années auparavant par ses interlocu-teurs, suffirent à alimenter les conversations sur de vastes sujets. Parfois, tout de même, ses élèves étaient obligés de venir au secours de leur professeur, quand le vocabulaire lui manquait, dans des domaines bien précis. La soirée se termina fort tard sans que personne ne s’en rende vraiment compte. Avant de se quitter, Miriam donna toutes les informations nécessaires aux vingt personnes qui partaient une dizaine de jours, dans les Hautes Tatras, le lundi sui-vant. La jeune femme proposa à Louis de l’aider à boucler ses bagages afin d’être cer-tain qu’il n’oublie rien. Et il accepta bien volontiers. Un professeur de mathématiques lui prêta un anorak molletonné. Pour une pé-riode aussi courte, il ne pouvait être question d’en acheter un. D’autres gens lui fournirent des gants, de grosses chaussettes, un chapeau en fourrure. Chacun se doutait bien qu’un Parisien n’avait pas, parmi ses vêtements, de quoi résister au froid de la haute montagne. Le dimanche soir, tout était prêt. La solidarité dont les Slovaques qu’il côtoyait, avaient fait preuve, lui fit chaud au coeur. Il s’endormit tôt, ce soir là, pour être en forme le lendemain et ainsi bien profiter des curiosités touristiques que le par-cours allait lui dévoiler. Un car devait tous les prendre, le lendemain, à huit heu-res, Place de la Sainte Trinité. CHAPITRE 11 Louis se présenta, au point de ralliement, à sept heures quarante cinq. Elena et Miriam ne tardèrent pas à arriver, comme le reste du groupe. En ce 23 décembre, le soleil n’avait pas encore franchi le sommet des montagnes autour de Krupina. Le car partit pile à l’heure. Depuis son arrivée en Slovaquie, c’était la première fois que Louis s’éloignait de sa ville d’accueil de plus de trente kilomètres. Après Zvolen, il avait tout à découvrir. Depuis sa plus tendre enfance, il aimait se dé-placer sur de longues distances par n’importe quel moyen de transport, à partir du moment où il pouvait apprécier les paysages qu’il traversait. Dans ce domaine, notre garçon allait être gâté. Miriam s’était assise à côté de lui, afin de pouvoir répondre plus facilement à ses questions. Elle savait ce Français très curieux du moindre détail de ce qu’il voyait. Par ailleurs, elle considéra que parler à « bâtons rompus » avec Louis, pendant ce déplacement de quatre heures minimum, lui permettrait d’entretenir, de manière plus efficace, un français qu’elle avait appris au lycée, puis à l’université. L’occasion ne lui avait pas été donnée d’effectuer de longs séjours en France et elle voulait profiter de la présence de Louis pour apprendre certaines subtilités de la langue d’Emile Zola. Après Banská Bystrica, en remontant vers le nord, la route commença à serpenter entre les massifs des « Veľká Fatra », à l’ouest et des « Nízke Tatry », au sud-est. L’autocar traversa des forêts somptueuses de sapins. Un premier arrêt, dans la petite ville de Donovaly située sur un plateau de quatre kilomètres de diamètre, au point le plus haut de cette région, permit à Louis de découvrir l’architecture des maisons de montagne construites entièrement en bois. Mais la petite demi-heure accordée par le chauffeur, afin de se dé-gourdir les jambes, ne suffit pas pour admirer, dans leurs détails, les décorations qui ornaient toutes ces habita-tions. Il s’en consola en se disant qu’il en verrait bien d’autres, dans les Hautes Tatras, et que le temps ne lui serait pas compté pour en apprécier toutes les ri-chesse artistiques. Tout le petit groupe prit ensuite la direction de Ružomberok : ville très indus-trielle dont il ne vit que les quartiers périphériques. La route, qui le conduisait plein est, remontait la vallée de l’affluent slovaque le plus important du Danube : le Váh. Au fil des kilomètres, le massif des Hautes Tatras apparut à l’horizon, en direction du nord-est. Un deuxième arrêt fut programmé sur la halte autoroutière de Liptovská Mara. Un barrage installé sur la rivière retenait un lac artificiel im-mense aux eaux limpides, derrière lequel il était possible d’admirer la moitié est de la chaîne. Les sommets éclairés par un soleil d’hiver à son zénith, semblaient couverts de paillettes. Bien qu’aucune des cimes ne dépasse les 2700 mètres, cet ensemble semblait grandiose, étant donné la forte dénivellation jusqu’à la vallée. Louis s’accorda à penser que, comme les guides touristiques le précisent, les Ta-tras constituent bien « les plus petites des hautes montagnes d’Europe ». Quelques kilomètres plus loin, l’autocar ralentit, un long moment, pour permettre à ses occupants d’admirer le « Gerlachovský Štít » : point culminant du massif à 2655 mètres. Dans ce grand couloir qui rappela à Louis, à certains endroits, la vallée du Rhône entre Lyon et Avignon, nos voyageurs changèrent de bassin hydrographique en passant dans celui de la Hornád : affluent indirect du Danube et rivière qui tra-verse la partie orientale de la Slovaquie et, en particulier la belle ville de Košice, avant de passer en Hongrie. Comme aucun col majeur n’est franchi, c’est à l’aide d’une carte que Miriam fit comprendre à Louis ce détail. A partir de Poprad, l’autocar emprunta un itinéraire vers le nord et traversa de nouveau une immense forêt de sapins qu’il quitta, arrivé à Štrbké Pleso. Là se terminait le déplacement par la route. Le groupe se trouvait dans l’un des centres de sports d’hiver les plus importants de Slovaquie. Comme l’avait fait augurer la vue des Hautes Tatras, à partir de l’autoroute, dans la vallée du Váh, la neige était au rendez-vous. Chacun s’empressa de mettre ses chaussures fourrées, avant de descendre. L’autocar occupait une place, à l’extrémité d’un grand parking, au bord duquel trois grands traîneaux attendaient. Deux chevaux à la robe d’un noir ébène, étaient attelés à chacun d’eux. Pendant qu’il les admirait, Louis ne s’aperçut pas que tous les bagages du groupe furent chargés, à l’arrière des troïkas. « - Monsieur le répétiteur de Français, accepteriez-vous de prendre place entre Miriam et moi-même, dans le traîneau de tête ? », indiqua Elena, solennellement. Louis resta sans voix devant cette proposition. « - Nous avons pensé qu’après ces dures semaines de travail dans notre école, tu méritais que nous te gâtions », ajouta Miriam. Notre petit Val d’Oisien ne put, une nouvelle fois prononcer un seul mot. Il avait l’impression de rêver. Pour ap-précier le plus longtemps possible le moment exceptionnel qu’il était en train de vivre, il marcha lentement vers les sièges capitonnés devant lesquels un homme, chapeau à la main, lui ouvrit une petite porte. Tout le groupe installé, le cocher déposa deux longues couvertures qui emmitouflèrent, sur les deux rangs, quatre passagers à la fois. Un thermomètre marquait moins quatre degrés Celsius. La température serait en-core plus basse sur le lieu où les équipages équestres emmenaient nos 19 Slova-ques et un Français. Tout au long du chemin, le sourire émerveillé de Louis à ses compagnons de voyage, fut un premier témoignage de sa reconnaissance. Il considérait qu’on le traitait comme un véritable monarque, un peu comme Elisa-beth de Bavière et François-Joseph qui avaient régné sur l’Empire d’Autriche-Hongrie, à une époque où la Slovaquie était intégrée à ce vaste territoire. Ils parcoururent, au minimum, cinq kilomètres, en remontant une partie de la « Mengušovká Dolina » dont la largeur se rétrécissait, ce qui permettait d’entendre, de plus en plus distinctement le bruit d’un torrent. Ils s’en rapprochè-rent et finirent par accéder sur une partie plate, au milieu de laquelle un lac entiè-rement gelé se profila. « - Nous voici arrivés à Popradské Pleso », s’écria Elena, pour être entendue de tous. Une chalet immense par lequel on pouvait accéder à deux niveaux diffé-rents, apparut au détour du chemin tracé dans la neige par les rares véhicules qui montaient jusqu’à cet endroit. Au cours de cette journée, Louis avait eu l’impression d’avoir changé de monde. Certes, à Krupina, quelques flocons étaient tombés, depuis le début du mois de décembre, mais ils n’avaient pas tenu bien longtemps, sur le sol. Ici, l’aspect im-maculé de la neige d’un blanc presque bleu, donnait la sensation d’être retiré du monde. Un silence impressionnant planait sur ce lac de trois kilomètres carrés environ, entouré de sommets culminant à plus de 2200 mètres disposés en cirque. Les paroles d’émerveillement que chacun prononçait étaient feutrées par la pres-sion atmosphérique. Tout était cotonneux dans les couleurs et dans les bruits. Louis considéra qu’on l’avait emmené dans un endroit idéal pour se reposer. Il eut une pensée émue pour sa famille, à Montmorency, se persuadant que la beau-té du cadre naturel dans lequel il se trouvait, arriverait à compenser en partie l’absence de sa famille, près de lui, pour Noël et le jour de l’An ; le reste de ce manque étant comblé par la généreuse gentillesse des Slovaques qui l’accompagnaient. Louis prit son temps pour ranger précautionneusement le contenu de ses bagages dans les grandes armoires mises à la disposition des touristes. Il partageait une chambre à deux lits simples avec Roman : professeur d’histoire et de géographie. Notre Français avait déjà eu l’opportunité d’échanger quelques paroles avec lui. Mais ce séjour à la montagne développa une complicité entre ces deux garçons, à peu près du même âge, qui ne se démentit jamais, de retour à l’Obchodná-Akadémia. L’heure du dîner arriva rapidement. A la demande des Slovaques, pour faire hon-neur à leur invité, le cuisinier leur servit l’un des mets traditionnels les plus origi-naux de Slovaquie : le Halušky. Ce plat, à base de pommes de terre râpées, de farine, de lardons et de fromage de brebis, fit le délice du Parisien. CHAPITRE 12 Les excursions ne manquèrent pas. Louis apprécia, tout particulièrement, les promenades, en raquettes, dans la partie supérieure de la Mengušovká Dolina et aussi dans la vallée voisine de la Mlynická Dolina. Il entrevit ainsi tous les grands sommets du Kriváň, au nord-ouest, au Gerlachovský Štít, au nord-est. Une journée fut aussi consacrée à la découverte de ces montagnes, au dessus de Tatranská Lominca. Afin de voir le plus grande nombre de curiosités, ce jour pré-cis, les participants à cette sortie prirent de bonne heure, le matin, le « Tatranská Električká », (petit train rouge et blanc à crémaillère sur certaines portions de son trajet), à Štrbké Pleso et jusqu’au terminus de la ligne ferroviaire. Après un quart d’heure de marche, ils se trouvèrent à la station d’une télécabine qu’ils empruntè-rent. De Skalnaté Pleso, à 1751 mètres d’altitude, un panorama à vous couper le souffle avait pour décor le Lomnický Štít et le Kežmarský Štít qui ont respecti-vement une hauteur de 2634 et 2556 mètres. Cette perspective rappela à Louis le massif des Alpes françaises de l’Oisans qu’il avait vu, du col du Lautaret entre Briançon et Grenoble. Pour déjeuner Elena, Miriam et Roman emmenèrent Louis dans un koliba. Cette invitation constitua l’une des autres surprises que les deux femmes voulaient ré-server à notre jeune Français qui n’avait pas encore découvert toutes les facettes de l’âme de la Slovaquie. Ils entrèrent dans une salle de restaurant, sans fenêtre, où la lumière était tamisée. De grandes banquettes en bois massif, de chaque côté de très longues tables disposées sur trois rangs, étaient couvertes de coussins en tissu brodé. Au fond de la pièce, une immense cheminée était surmontée d’une hotte en brique. Cette dernière assurait l’évacuation de la fumée produite par la cuisson de morceaux de viandes qui tournaient sur une broche. Un petit moteur électrique bien caché sur l’un des côtés la faisait tourner grâce à un système de poulies. L’une des serveuses vint prendre la commande. Comme les jeunes filles qui s’occupaient du service, elle avait revêtu un costume traditionnel dont Louis ne put voir de détails précis. Il lui sembla que de multiples étoffes multicolores leur faisaient porter comme une mosaïque vestimentaire, du plus bel effet. Pour découvrir la cuisine confectionnée dans un koliba, Louis avait fait entière-ment confiance à ses deux accompagnatrices. On leur servit un canard accompa-gné de chou cuit dans la graisse de la volaille et arrosé d’un petit vin rouge, capi-teux à souhait, provenant de la région de Bratislava. Durant le repas, apparut d’une porte dérobée, un orchestre composé, dans un premier temps, de trois violonistes et d’un accordéoniste qui entonnèrent, avec ferveur, des mélodies slaves dont certaines étaient chantées par l’un ou l’autre des instrumentistes. Ils se déplacèrent de table en table, s’approchant tout près des dames et demoiselles, pour mieux leur faire entendre les accords langoureux qui naissaient de leurs instruments. Dans un coin de la grande pièce, un cinquième musicien s’installa devant un cymbalum, quelque temps après. Louis s’en appro-cha timidement et resta un long moment immobile fasciné par le spectacle magi-que qui lui était proposé. L’homme, d’origine tzigane, avec deux baguettes com-portant un feutre cylindrique à leur extrémité, martelait des cordes tendues dans une caisse de résonance en forme de trapèze. Notre Montmorencéen se laissa sé-duire par le charme de sons qu’ils ne connaissaient pas. Envoûté par les notes qui s’envolaient ainsi du cymbalum, il n’entendit pas s’approcher les autres musiciens. Quand ils furent assez près de notre grand rêveur francilien, ils commencèrent à interpréter des airs de chansons françaises qui ont fait le tour du monde et la renommée d’artistes de music-hall, de Mistinguett ou Maurice Che-valier, à Gilbert Bécaud ou Mireille Mathieu. Louis mit un moment à revenir de la surprise qu’on venait de lui faire. Elle s’amplifia en écoutant l’ensemble des clients et du personnel reprendre, en choeur, toutes ces chansons qui ont, chacune, marqué leur époque. Il versa quelques larmes pour la première fois, en Slovaquie. Elles véhiculaient tout le bonheur que les personnes ici présentes lui prodiguaient, dans l’instant. Elena, Miriam, Roman et Louis ne virent pas le temps passer. L’après-midi était déjà bien entamé et ils durent reprendre sans tarder le « Tatranská Električká», pour retourner à Popradské Pleso. Après cette journée mémorable, tout le monde s’installa autour d’un bon feu de cheminée. Pour continuer la fête qui s’était organisée spontanément dans le koli-ba à Tatranská-Lominca, quelques heures plus tôt, les Slovaques firent découvrir à notre français d’autres chansons traditionnelles de leur pays. Bien qu’il n’ait pas compris le sens de tous les textes, Louis put tout de même s’imprégner de leur sensibilité que l’interprétation vocale dégageait. Il s’installa, à côté d’une im-mense baie vitrée, à travers laquelle il regarda un ciel sans nuage. La lune inon-dait d’une lumière éblouissante le lac gelé et tout le cirque de montagnes autour. Le petit Parisien se servit de ses mains comme d’oeillères et, la tête collée contre la vitre, resta de longues minutes, immobile, devant la vision de cette nature re-couverte de son manteau blanc que rien ne semblait pouvoir altérer. Il nourrit son coeur de ce paysage paradisiaque à la beauté pure, tout en continuant à écouter les chants de ses compagnons. Il aurait voulu que ces instants ne se terminent pas et savait que leur éternité serait dans le souvenir qu’il en garderait. La fin du séjour prolongea le rêve que Louis semblait vivre. Les journées, qui s’écoulèrent trop rapidement, permirent d’alterner d’autres promenades dans la nature environnante, lectures et repos. Louis se lança aussi dans de longues dis-cussions avec un grand nombre de gens employés dans l’hôtel ou en vacances. La proximité de la Pologne, au nord, avait amené de nombreux touristes qui profi-taient aussi des joies des sports d’hiver, de l’autre côté de la frontière. Notre Français eut ainsi l’occasion de parler un peu anglais avec ces personnes pour lesquelles Montmorency n’était pas une ville inconnue puisque de nombreux Polonais y étaient venus en exil, au cours de la deuxième moitié du XIXème siècle et que certains y étaient même enterrés. L’autocar revint chercher le groupe de Krupina, quatre jours avant la rentrée sco-laire de janvier. Louis profita de ce laps de temps pour écrire des cartes de voeux, en France et surtout pour faire un compte rendu élogieux à ses parents de ce qu’il venait de vivre dans les Hautes Tatras. CHAPITRE 13 On ne revient pas des Hautes Tatras sans éprouver un peu de mélancolie, en se remémorant ce que l’on y a vécu. Louis n’échappa pas à cette règle. Il se plongea dans ses activités de préparation scolaire, sans attendre, afin ne pas penser à la solitude dans laquelle le retour dans son studio le ramenait. Confiné dans ce silence, il fut surpris par un petit « toc toc » à peine perceptible, sur le carreau de sa porte-fenêtre et aperçut une petite main qui y frappa une deuxième fois, avant que la jolie frimousse de Bojnica apparaisse. Il se dirigea vers le balcon pour accueillir sa petite voisine. « - Dobrỷ deň , Bojnica ! ». Spontanément, elle lui répondit: « - Dobrỷ deň Louis ! ». Elle sortit une feuille de papier de sa poche et, très attentive à ce qui y était écrit, commença à la lire alors que Pavla, apparaissant, se posta derrière l’enfant. « - Cher monsieur Louis. Demain, dans notre église de Krupina, nous fêtons l’Epiphanie. Mon groupe folklorique chantera. Je t’invite à l’écouter. Peux-tu venir ? Nous mangerons de la galette avec toi. ». Louis s’approcha de Bojnica, pendant qu’elle lisait le texte et s’accroupit à côté d’elle. Il n’en revint pas de la manière dont sa petite voisine prononçait les mots dans une langue qu’elle ne connaissait pas. En regardant le contenu du papier qu’elle tenait fermement, il découvrit la source de ce « miracle linguistique ». Quelqu’un avait écrit tous les mots en fonction de la manière dont ils devaient être prononcés. Pavla, sur la-quelle le regard de Louis se posa, rougit. A ce signe, Louis comprit que la grande cousine était l’auteur de ce « texte » et fit semblant d’applaudir pour ne pas trou-bler la lectrice. « - Bravo ! Bojnica. Tu lis très bien le français. J’accepte ton invitation avec une très grande joie », répondit-il. Bojnica se tourna, d’un air interrogateur vers Pa-vla. Quand cette dernière traduisit les propos du garçon, un sourire illumina le visage de la Petite. Instinctivement, Bojnica passa les deux bras autour du cou de Louis, puis les dégagea rapidement, sa timidité reprenant le dessus. Il prit alors la main de sa petite voisine et l’embrassa. Devant ce geste, elle porta à notre homme un regard attendri, avant de repartir chez elle. Pavla prit aussi congé, après avoir fixé un rendez-vous, à l’église située à côté de la Place Sainte Trinité. Louis éprouva une grande fierté en constatant qu’il était venu, en partie, à bout de la timidité de Bojnica. Il pensa qu’il avait fallu bien du courage à la Petite pour franchir cette barrière entre lui : étranger ne parlant pas slovaque véritablement, et elle : jeune demoiselle qui avait perdu son père trop tôt. CHAPITRE 14 Pour faire honneur à Bojnica, Louis s’était mis sur son « trente et un » (veste, cravate, pantalon gris-clair; chemise blanche et chaussures noires). Sur le chemin qui le conduisait, Place Sainte Trinité, en ce matin ensoleillé mais au froid très sec, beaucoup de gens, que Louis connaissait de vue, se retournèrent pour admi-rer son élégance. En se rapprochant de la place principale de Krupina, les person-nes habillées de manière traditionnelle étaient de plus en plus nombreuses. Elles se distinguaient les unes des autres par des détails vestimentaires liés à leur mé-tier ou à leur âge. Louis entra dans l’église de la naissance de la Vierge, au style baroque. Ce devait être l’heure de la grande messe. Derrière l’autel, trente jeunes, en costume folklo-rique, étaient en train de s’installer pour chanter ou pour jouer d’un instrument de musique et parmi eux : Pavla et Bojnica. Il s’approcha et, d’un signe discret de la main, marqua sa présence aux deux fil-les. Bojnica lui répondit d’un geste d’une exubérance spontanée, lui montrant ainsi son contentement. Veronika, qui s’était assise à proximité, pour avoir en permanence un regard sur sa fille, invita Louis à venir s’asseoir à côté d’elle. Elle lui parla un peu en fran-çais, au grand étonnement de notre Montmorencéen, et lui indiqua qu’elle avait appris cette langue à l’Obchodná-Akadémia durant quatre années, mais que son manque de pratique lui donnait l’appréhension de ne pas être capable de s’y ex-primer correctement, maintenant. Par ailleurs elle lui fit part de l’intérêt que sa fille développait pour le français, depuis qu’il était arrivé à Krupina. La Petite désirait l’apprendre, quand l’école lui en donnerait la possibilité. Avant que la cérémonie de l’Epiphanie commence, Louis et Veronika eurent donc le temps de converser, un long moment, en alternant slovaque et français. La maman se sentit de plus en plus à l’aise, en présence du jeune homme. Une crèche grandeur nature et avec des personnages en chair et en os avait été réalisée. Un bébé d’un mois environ, chaudement habillé, tenait le rôle de l’Enfant Jésus et Marie était sa véritable mère. Joseph et les trois Rois Mages étaient des notables de la ville. Seuls les animaux étaient des mannequins de bois montés sur roulettes, ce qui permettait de les déplacer sans trop de difficultés. Les enfants du groupe « Folklórny Súbor Hont » interprétèrent six chants de Noël dont le fameux « Douce nuit » que Louis fredonna. Les filles étaient habillées d’une jupe « bleu roi » sur laquelle un tablier noir était tenu à la taille par un ru-ban rouge écarlate comme celui qui nouait leurs cheveux. Sur les manches bouf-fantes et mi longues de leur corsage, une série de motifs brodés vert, rouge et mauve formaient un large carré. Les garçons avaient un pantalon blanc très ample sur lequel un tablier noir était ourlé, dans le bas, d’une broderie d’une dizaine de centimètres. Sur leur chemise blanche, un simple gilet noir était porté sans orne-ment particulier. Bojnica, toute à la cérémonie de l’Epiphanie, ne regarda à aucun moment sa ma-man. Mais dès la messe terminée, elle se précipita pour l’embrasser, se tourna vers Louis et tenta de lui faire comprendre que le moment était venu d’aller dé-guster une part de galette en compagnie des autres membres du groupe folklori-que. Elle le prit par la main, le présenta à tous ses camarades et alla lui chercher un morceau de l’immense gâteau à la frangipane, avant de servir sa maman. Boj-nica fut déçue de ne pas avoir la fève, mais s’en consola très rapidement. Ce que Louis annonça à la Petite, valait bien toutes les fèves du monde. Notre jeune homme proposa à Bojnica de lui enseigner les premiers rudiments de la langue française. Dans l’instant, elle le serra très fort dans ses bras, comme la veille. Mais, à la différence de la veille, son étreinte dura bien plus longtemps. Des larmes de joie coulèrent de ses paupières, très émue par cette proposition, surtout quand Louis lui raconta l’histoire suivante : Le Père Noël, en personne, était venu le voir dans les Hautes Tatras, pour lui de-mander s’il pourrait satisfaire le souhait d’une petite fille d’apprendre la langue du fabuliste La Fontaine. Louis indiqua au Vieux Monsieur qu’il aimerait bien l’aider à réaliser le voeu de cette petite fille, mais qu’il ne connaissait pas son prénom. L’Homme au manteau rouge et à la barbe blanche lui parla d’une gen-tille et jolie Bojnica habitant Krupina et Louis lui répondit qu’il la connaissait bien puisqu’il habitait juste à côté de chez elle. Veronika n’eut pas de mots pour remercier le garçon et, comme sa fille, elle le serra dans ses bras avant de se mettre à pleurer. Pavla fit comprendre à sa cousine qu’elle avait bien de la chance d’avoir un professeur de français envoyé par le Père Noël et que ce cadeau n’était pas donné à toutes les petites filles. Tous les quatre reprirent ensemble le chemin de la maison. Avant de rentrer dans son studio, Louis indiqua à Veronika qu’il consacrerait une heure, chaque jour, en moyenne, à Bojnica et que la Petite pourrait lui rendre visite quand elle le vou-drait. Il invita même la maman à venir, de temps en temps, juger des progrès de sa fille. Chacun s’endormit en étant persuadé que cette nouvelle année leur apporterait tout ce qu’une véritable amitié peut faire naître de plus beau et de plus pur dans le coeur de personnes de pays, d’âges et de sexes différents. CHAPITRE 15 Dès le lendemain, les cours à l’Obchodná-Akadémia reprirent. Elena donna à Louis son nouvel emploi du temps. Comme prévu, tous les élèves, qui appre-naient le français avaient deux heures de conversation, même les débutants. Les effectifs de chaque groupe, doublant, il fallait s’organiser autrement pour être certain que, comme au premier trimestre, tous les écoliers puissent parler un maximum. Mais ce qui était possible avec quatre élèves, ne l’était plus forcément à huit. Louis s’arrangea pour que ceux réussissant le mieux, aident leurs camara-des en difficulté. Après trois à quatre semaines de rodage, tous y trouvèrent leur compte et chacun put se féliciter des progrès réalisés globalement. Louis prenait au sérieux la réussite de ses étudiants et appliqua la même rigueur dans son travail afin que Bojnica, du haut de ses huit ans, puissent découvrir la langue française, en fonction des possibilités que lui donnait son jeune âge. La Petite dévoila à son professeur des facultés de lecture et de mémorisation excep-tionnelles. Elle apprit, en un temps record, un maximum de vocabulaire courant. Très rapidement, Bojnica sut également, oralement, construire des phrases et les employer à bon escient. Sa volonté inébranlable de connaître la langue de Mo-lière l’incita à formuler ce qu’elle avait à dire, d’abord en slovaque, puis en fran-çais, dans sa vie de tous les jours, même quand Louis n’était pas présent. Fin mars, on pouvait penser que Bojnica s’exprimait en français comme une petite fille qui avait entendu cette langue, dès le berceau. Louis était émerveillé par la capacité d’acquisition linguistique de cette enfant. Trois mois, après les premières leçons, notre garçon pouvait se contenter de lui parler et de la faire lire un peu, comme elle comprenait tout des conversations de son âge. Elle était capable de retenir la traduction des mots qu’elle connaissait en slovaque. Début avril, Louis fit comprendre à Bojnica qu’il ne pouvait lui en apprendre guère plus que ce qu’elle connaissait déjà et que, peut être elle souhaiterait espa-cer les leçons. La Petite lui fit la réponse suivante qui donna un peu de vague à l’âme à notre garçon : « - Ma maman me dit, Louis part en France au mois d’août. Ton travail à Krupina se termine dans quatre mois. Je veux que tu me parles en-core en français ». En écoutant ses paroles, notre Montmorencéen oublia sa pro-position de réduire les leçons. Il n’avait pas le coeur de priver cet ange de ces conversations quotidiennes ; ce qui l’aurait pénalisé lui même. Bojnica était une enfant à laquelle il s’attachait et lui faire de la peine relevait du supplice. Pavla était fière de sa cousine et tenait un rôle essentiel dans ses progrès très ra-pides car elle l’aidait bien dans son apprentissage. Il l’en remercia en présence de la Petite. Comme pour le premier trimestre, Louis eut la satisfaction d’avoir accompli sa mission. Une nouvelle fois, Elena, Miriam et Jan eurent l’occasion de le féliciter des efforts encore déployés pour que ses élèves obtiennent de bons résultats. Un inspecteur s’était déplacé spécialement de Banská Bystrica afin d’officialiser la qualité du travail réalisé par les professeurs de français de l’école. Ces derniers avaient tenu à y associer Louis. Ils avaient demandé à ce monsieur d’envoyer un courrier au ministère des affaires étrangères, à Paris, de manière à laisser une trace de la réussite de cette action éducative et culturelle. Jan demanda à Louis de ne rien prévoir, au cours des vacances de printemps, car il voulait l’inviter à participer à un voyage dont les destinations devaient rester une surprise totale. Pavla fut chargée de faire comprendre à Bojnica que les conversations avec son précepteur francilien seraient suspendues quelques jours. La Petite fit contre fortune bon coeur et souhaita, à son ami, un voyage agréable. Ce que Bojnica ne savait pas, c’est qu’elle serait associée aux activités que l’on organisait pour Louis. On voulait aussi lui en faire la surprise. CHAPITRE 16 Pour les vacances de printemps, les élèves de l’Obchodná-Akadémia disposaient de 15 jours de congé. Jan fixa le départ, soixante douze heures après la fin des cours. Miriam, comme au mois de décembre, vint aider notre jeune homme, du-rant le week-end, à boucler ses valises, en particulier en lui repassant du linge. Louis se dit qu’au cours de ces prochains jours, il aurait bien l’occasion de rap-porter à la jeune femme un présent pour la remercier de sa serviabilité. Louis n’avait aucune idée des lieux qu’il visiterait dans la semaine qui allait s’écouler. Il savait seulement qu’on devait venir le chercher à sept heures, le lun-di. Miriam qui était, dans la confidence, ne fit aucune allusion au projet de Jan. A l’heure et au jour indiqué, notre Val d’Oisien fut tout de même étonné de voir Lucia, la fille d’Elena, venir le chercher en voiture. Mais il ne se posa pas de questions. Elle l’emmena jusqu’à la gare de Zvolen où Jan, sa femme : Mária, et ses deux filles Zuzana et Katarína les attendaient, en compagnie d’Elena. « - Nous prenons un train pour Bratislava à 9 heures 03 », indiqua Zuzana, dans un français presque sans accent. Elena et Lucia prirent congé des voyageurs. Comme le convoi était déjà à quai, ils purent tranquillement s’installer dans leur wagon. Jan et Mária s’assirent à côté de Louis et les deux filles en face. Personne ne vint occuper, dans leur compartiment, les trois autres places vides et nos amis purent ainsi prendre toutes leurs aises. Jan décida qu’on ne parlerait que français. Depuis l’arrivée de Louis, huit mois en arrière, il regrettait de ne pas avoir eu vé-ritablement l’opportunité de s’exprimer dans cette langue, avec notre garçon. Le proviseur voulait pouvoir rattraper le temps perdu. Zuzana étudiait le français à Banská Bystrica et aurait l’occasion de mettre en pratique toute la théorie linguis-tique, apprise à l’université. En sorte, elle pourrait joindre l’utile à l’agréable. Katarína l’avait étudié jusqu’au gymnázium et Maria le comprenait un peu, mais répondait dans sa langue maternelle. Durant les trois heures et demie du trajet, une ambiance joyeuse, qui n’allait pas se démentir, s’instaura dans notre petit groupe. Jan s’avéra un homme très spiri-tuel et fit rire constamment ses interlocuteurs par sa volonté de ne parler que français. Souvent, il se « torturait » l’esprit pour être certain d’employer le mot le mieux approprié. Son vocabulaire était précis, mais il lui fallait se remémorer des notions apprises, vingt cinq ans, auparavant. Ils arrivèrent à la gare de « Bratislava Hlavná », sans avoir vu les 220 kilomètres défiler et se rendirent dans le quartier de Ružinov, à un kilomètre du centre histo-rique, chez la soeur de Jan : Radka. La famille Mrázova qui hébergeait nos cinq personnes s’arrangea pour donner une chambre individuelle à notre Français. Radka, son mari et leurs deux enfants n’étaient jamais venus à Paris. Louis se fit un devoir de répondre à toutes leurs questions à propos de la France. Encore une fois, on ne vit pas le temps passer. Avant de se coucher, un programme de visite de la ville fut établi, pour les deux journées suivantes. CHAPITRE 17 La première fut consacrée au « Vieux Quartier » et tout d’abord à la Cathédrale Saint Martin. Cet édifice religieux, construit au XVème siècle, porte le même nom que la Collégiale de Montmorency et vit le couronnement de Marie-Thérèse : Impératrice d’Autriche et mère de la Reine de France : Marie-Antoinette. On emmena ensuite notre Parisien, rue Michalská pour lui montrer les façades des maisons, en particulier de celle où habita Mozart. Par leur style différent, elles constituent les témoins des heures les plus prestigieuses de Bratislava, à l’époque où cette ville était la capitale de la Hongrie. Louis resta en admiration devant la « Michalská Veža » avec son clocher à bulbe qui représente bien l’Europe cen-trale dans l’esprit d’un occidental. Elle reste le dernier vestige des tours et des portes de la vieille ville. Louis visita aussi des boutiques de souvenirs. Il eut un coup de coeur pour un costume folklorique féminin. Cherchant à le taquiner, Radka lui fit comprendre qu’il pourrait l’acheter pour l’offrir à sa future petite amie. Ses guides le firent passer devant l’ambassade de France à « Hlavné námes-tie » avant de se rendre le soir au « Slovenksé národné divadlo ». Jan y avait en effet réservé des places pour écouter le récital du ténor slovaque de renommée internationale : Peter Dvorsky. C’était la première fois que Louis assistait à un spectacle dans un opéra et il fut très impressionné que cela se passe à Bratislava. En effet, il savait que la plupart des plus grands compositeurs d’art lyrique, de Wolgang Amadeus Mozart à Franz Litz, ou de Anton Dvořak à Eugen Suchon étaient parmi les pères du patrimoine musical mondial. Et il était fier d’écouter leurs oeuvres, non loin des terres qui les a vus naître. De retour chez Radka, Louis s’endormit en fredonnant leur musique. Le lendemain, nos touristes visitèrent le château qui domine le Danube, de son promontoire, à l’ouest du « Vieux Quartier ». Pour s’y rendre, à partir de Ruži-nov, ils rejoignirent la rive gauche du fleuve, au niveau du débarcadère de « Zim-ný Prístav », longeant le cours d’eau sur un bon kilomètre et demi, à partir de la promenade aménagée jusqu’à « Staromestská » ; ce qui leur permit ensuite d’accéder aux rues étroites, très pittoresques, conduisant au monument. « Bratislavský Hrad », dont la représentation n’échappe à aucune documentation touristique, fut, à partir du XVIème siècle, durant 200 ans, le siège du parlement de Hongrie et abrita les joyaux de la couronne de ce pays occupé, en partie, par les Turcs. Aujourd’hui, on y trouve des musées nationaux et des locaux de la pré-sidence et du parlement de la République Slovaque. Louis resta à contempler du-rant plusieurs minutes la vue unique que l’on a sur le Danube. Tout comme lors de son arrivée en Slovaquie, et quelques minutes plus tôt, en flânant sur sa rive gauche, il s’imprégna de tout l’esprit que les arts, la littérature, la musique, la peinture, la géographie et l’histoire ont développé autour de cette « Vénus flu-viale » des terres d’Europe Centrale, à nulle autre pareille. Katarína vint tirer no-tre Parisien de sa rêverie comme une autre surprise, nécessitant le respect d’une certaine ponctualité, était prévue. Notre petit groupe remonta la « Staromestská» jusqu’au Palais Présidentiel : équivalent du Palais de l’Elysée, à Paris. Après avoir déambulé dans le quartier le plus commercial de la ville, il se rendit à la « Nová Scéna, Kollárovo Námestie ». Jan, Mária, Zuzana et Katarína ne purent, plus longtemps garder le mystère de leur emploi du temps, en cette fin d’après midi. De chaque côté d’une grande en-trée, une immense photo de la chanteuse française : Mireille Mathieu, le visage posé sur ses mains, décorait le fronton d’une salle de spectacle. Louis ne comprit pas tout de suite qu’ils allaient, tous les cinq, assister à l’un de ses récitals. Ce n’est que lorsque Maria le prit par le bras pour le faire changer de direction, et que tous s’engouffrèrent dans un long couloir décoré des portraits d’illustres ar-tistes internationaux, qu’il réalisa qu’on allait lui offrir un bouquet de chansons « made in France ». Notre garçon savait déjà que la Demoiselle d’Avignon était appréciée des publics des cinq continents. Il put constater que ce succès n’était pas usurpé. En admirant Mireille sur scène, compte tenu du talent qu’elle déployait, Louis comprit les rai-sons pour lesquelles chaque étranger pouvait rêver de venir en France. Après avoir chanté, en particulier, Paris et sa Provence natale, elle offrit à un public sous le charme, deux titres en langue slovaque qui compléta le bonheur d’une foule en délire. Après le récital, notre Francilien, très intimidé, eut l’opportunité de parler à Mireille et de lui demander, pour Bojnica, une dédicace. Cette « Am-bassadrice de l’Hexagone », après avoir écouté Louis, rédigea les mots suivants : « Bojnica ! Je suis très impressionnée par ta volonté d’apprendre le français. Que ce disque en soit la récompense. J’espère avoir l’occasion de te rencontrer un jour ». Sur une affiche la chanteuse ajouta : « Pour Bojnica. Bien affectueuse-ment. Ton Amie : Mireille ». Louis quitta les coulisses sur une sorte de petit nuage. Il serait éternellement reconnaissant à cette artiste de s’être intéressée à la personne de sa petite protégée, et d’avoir pris la peine de le lui faire savoir. Louis n’eut pas de paroles assez chaleureuses, pour remercier ses amis slovaques comme cette soirée lui avait permis, en particulier, de mettre à l’honneur sa voi-sine de Krupina. Avant de s’endormir, Louis se demanda quelles autres belles surprises la Slova-quie lui réserverait, au cours des quatre derniers mois précédant son retour en France. Il se doutait bien que les personnes avec lesquelles il avait des contacts ne manqueraient pas d’idées, et qu’il n’avait pas encore terminé de vivre de grandes émotions, grâce à eux. CHAPITRE 18 Le lendemain matin, comme ils devaient tous quitter Bratislava, Zuzana demanda à Louis de boucler ses affaires. Radka emmena leurs bagages dans sa voiture jus-qu’au débarcadère de « Zimný Prístav ». Nos amis descendirent à pied jusqu’à ce lieu où ils dirent au revoir à la soeur de Jan, la remerciant de l’accueil qu’elle leur avait réservé avec sa famille. Le proviseur de Krupina invita, ensuite, la petite troupe à franchir la passerelle d’un bateau, en prononçant les paroles suivantes : « Larguons les amarres pour Komárno ! ». Comme un enfant, notre Val d’Oisien détailla le navire tout blanc. Il commença à savourer cette promenade fluviale, de presque 100 kilomètres, sur le Danube, dans sa portion servant de frontière entre la Slovaquie et la Hongrie, avant même que la sirène de l’« Adriana » donne le signal du départ. La descente du fleuve prit cinq heures. Durant tout ce temps, Louis resta fixé au bastingage, à la proue du bateau, profitant de tous les instants de cette croisière exceptionnelle. Il découvrait sur ce parcours des paysages qu’il n’avait vus nulle part ailleurs, en Slovaquie. Des champs plats, comme des plateaux de tables, s’étalaient jusqu’à l’horizon et laissaient, parfois, la place, à des îlots de forêts ou de buissons qui égayaient la monotonie de la plaine. Très souvent, du cours prin-cipal du fleuve, se détachaient de petits bras : royaume d’une faune aquatique composée principalement de cygnes, de cormorans, de martins pêcheurs et d’outardes cachés dans des zones marécageuses et s’envolant à l’approche du bateau. Sur le barrage de Gabčíkovo, l’« Adriana » franchit une écluse qui le fit descendre de 23,30 mètres. Louis suivit, étape par étape, toutes les manoeuvres. Komárno ne tarda pas à se profiler au loin. L’« Adriana » accosta au bord du quai principal où une foule de curieux était venue admirer l’un des plus beaux bateaux de la flotte slovaque. De nombreux étendards décoraient le port et le quartier tou-ristique de la ville. Sur la place de l’Europe, un immense podium autour duquel des chaises avaient été installées, formait une scène d’au moins 100 mètres car-rés. Zuzana indiqua à Louis qu’un festival folklorique national réunissait, depuis deux jours, des groupes venus de toute la Slovaquie, et que des concours étaient orga-nisés dans un certain nombre de catégories (chant, danse, musique) pour valori-ser, individuellement ou collectivement, des artistes amateurs. Le lendemain de-vait avoir lieu le spectacle de gala des différents vainqueurs. Des places avaient été réservées, pour que notre groupe puisse y assister, à la plus grande joie de no-tre Français. CHAPITRE 19 Louis se leva d’assez bonne heure, de manière à effectuer une visite de la ville de Komárno, avant la fête. Descendu de sa chambre, il prit un petit déjeuner consis-tant, composé de tartines grillées de pain de campagne garnies de fromages fu-més, de jambon de pays ; et tout cela accompagné d’un thé à la cerise. Après avoir traversé la place de l’Europe, aux maisons récemment restaurées dans le style traditionnel de leur construction, notre globe-trotter fit le tour du quartier historique. Sur la rive gauche du Danube, cette ville formait, avant 1918, une même cité avec Komárum, en Hongrie, de l’autre côté du fleuve. Au cours de sa promenade, notre Montmorencéen apprit que le musicien, Franz Lehar naquit en ce lieu, en 1870. L’évocation de cet homme lui rappela de multi-ples souvenirs d’enfance, autour de l’électrophone familial, sur lequel ses parents écoutaient des oeuvres comme « Amours tziganes » ou « Le pays du sourire ». Il acheta une carte postale qu’il leur envoya, aussitôt. « - Heures exquises qui nous grisent... » : Louis ne put s’empêcher de fredonner l’air du duo le plus célèbre de « La veuve joyeuse » qui a contribué au triomphe des plus grands artistes d’opérettes. Les passants, qui le croisèrent, l’accompagnèrent dans son chant, étonnés tout de même, d’entendre, sur les bords du Danube, une interprétation, en français, de cette oeuvre, aux accents de valses viennoises. Ils furent fiers qu’un garçon aussi jeune, venu d’Europe Occi-dentale, la connaisse et ils applaudirent « notre ténor », spontanément. Quelques minutes auparavant, Louis n’aurait pu se douter qu’il « se donnerait en spectacle ». Mais il l’avait fait si naturellement que son caractère plutôt réservé lui pardonna son exubérance passagère. Et puis, quelle satisfaction d’avoir pu chanter avec ces passants inconnus de Komárno, dans un instant d’union lyrique, malgré la barrière de la langue ! Que la musique est belle, quand elle permet de réunir les hommes, même l’espace d’un instant ! En revenant vers la place de l’Europe, Louis ne se doutait pas qu’il allait encore vivre, le reste de la journée, des moments de communion qu’il ne serait pas prêt d’effacer de sa mémoire. Zuzana et Mária lui avaient donné rendez-vous à 13 heures, à leur hôtel. D’un balcon d’une de leurs chambres, on avait une vue sur la grande scène où devaient se produire les lauréats des différents concours. Zuzana indiqua qu’ils assiste-raient aux premières minutes du spectacle, à cette place, et Louis ne se posa pas de questions. Il ne s’étonna pas, non plus, quand la jeune fille lui demanda de rester dans la chambre, tant que les festivités ne commençaient pas. De temps en temps, Maria jetait un regard sur la place. Enfin, elle lui fit signe de s’approcher et ouvrit, en grand, l’accès au balcon. Une petite fille, encouragée par le public, se dirigeait, sur le devant de la scène, jusqu’à un micro placé à un mètre du sol. Elle tenait à la main un violon et son archet. Le plus sérieusement du monde, elle se mit en condition pour débuter son concert. Ce n’est qu’aux premières mesures que, Maria, prenant Louis par le bras, l’invita à découvrir qui allait se produire, devant plus de 2000 personnes. Les premières notes qu’il entendit ne lui laissèrent aucun doute. C’était bien Bojnica ; oui ! Bojnica que tous ces gens, dans un silence religieux, étaient venus écouter. En une fraction de seconde, revint, à la mémoire de Louis, la première fois qu’il avait découvert la jolie tenue folklorique et les qualités de virtuose de la Petite. C’était sur le balcon de son studio à Krupina. Mais il se garda bien, présentement, d’accompagner en chantant, cette interprétation magistrale de la mélodie du « Temps des fleurs ». Il resta pétrifié durant toute la prestation. Il sentait qu’il vivait, avec cette foule sous le charme, un moment d’exception. L’enjeu de cette compétition permettait à la Petite de se transcender. Si Bojnica avait la volonté de poursuivre l’étude du violon, Louis ne doutait pas que la Slovaquie pourrait s’honorer de posséder, dans peu de temps, une artiste hors du commun qui porte-rait son art au firmament, dans les plus grandes salles de concert, sur les cinq continents. Décidément, Bojnica avait des qualités hors du commun. En lui donnant la dexté-rité de maîtriser si jeune un instrument tel que le violon, et la facilité d’apprendre des langues étrangères, Dieu, qui l’avait privé de son père, s’était, tout de même, « penché sur son berceau » avec bienveillance, pour lui permettre, de réussir sa vie de femme, avec de tels atouts. Louis Le remercia de lui donner la possibilité d’accompagner, un temps, la petite slovaque, sur le chemin de sa destinée, au cours de cette année, loin de la France. Un tonnerre d’applaudissements du public debout éclata quand Bojnica tint quel-ques instants les dernières notes de sa partition. Maria, Zuzana et Louis rejoignirent rapidement Jan, à la porte de l’hôtel, pour qu’ils les conduisent derrière la scène, pendant que la foule en délire scandait : « - Bojnica ! Bojnica ! Bojnica ! ... ». De retour dans les coulisses, la Petite, stu-péfaite, se précipita dans les bras de Louis, après avoir embrassé sa maman. « - Bojnica, tu as été géniale ! », glissa Louis, au creux de son oreille. Et se tournant vers Veronika, il ajouta : « - Vous avez un petit ange exceptionnel. Vous pouvez en être fière. » Elle répondit, d’une voix à peine perceptible, étranglée par l’émotion : « - Merci ! ». Bojnica vint entourer, de ses bras, la taille de la jeune femme qu’elle serra très fort. Cette journée, à Komárno, se termina, pour Louis, de manière aussi magnifique, car s’y produisit tout ce que le folklore slovaque pouvait lui faire admirer en matière de costumes folkloriques, de chants, de musiques, de danses : mises en scène de traditions ancestrales. Comme dans les Hautes Tatras, il ne se lassa pas d’observer, en particulier, la dextérité des joueurs de cymbalum. Cet envoûtement de notre Montmorencéen n’échappa pas à Bojnica. « - Tu aimes cela ? », lui demanda-t-elle. Louis plongé dans sa rêverie ne répondit pas. Elle le prit par la main. La pression délicate, dans la paume du jeune homme, marqua la présence de son amie. La « Petite » répéta sa question. « - Oui ! Bojnica ! Car le cymbalum est un instrument original du patrimoine musical de la Slovaquie. Tu sais, on en trouve que dans les orchestres d’Europe Centrale. De retour à Montmorency, je n’oublierai pas la douceur particulière de ses harmonies ». Bojnica serra plus fort, spontanément, la grande main de Louis, comme il venait d’évoquer, sans le vouloir, un futur douloureux pour la sensibilité de l’enfant. Aussi, pour se faire pardonner, déposa-t-il un baiser sur le front de la petite fille qui le prit par le cou, quelques instants. « - Toi non plus, Bojnica, je ne t’oublierai pas. Et quand tu seras plus grande, je t’inviterai en France. Je te le promets », ajouta-t-il. Sa petite voisine, rassurée, retourna voir sa maman à laquelle elle raconta la conversation qu’elle venait d’avoir. Veronika esquissa un sourire qu’elle aurait voulu moins mélancolique, mais dont Bojnica se contenta. Et n’était-ce pas le principal ? CHAPITRE 20 Comme les manifestations folkloriques se terminèrent fort tard, tout le monde repartit pour Krupina, seulement le lendemain, en milieu de matinée. Lucia rame-na Jan, sa femme et les deux filles en voiture. Louis disposa d’une place dans l’autocar que le groupe « Folkórny Súbor Hont » avait loué. Durant la bonne cen-taine de kilomètres qui séparait Komarno de Krupina, Bojnica demanda à Louis de lui faire un compte rendu de son séjour à Bratislava. Elle lui posa aussi de multiples questions sur Paris, après lui avoir récité une liste de lieux dont elle avait vu des photos sur un livre que Pavla lui avait prêté « - A Paris, les grands monuments sont : Notre Dame, le Sacré Coeur, la Tour Eiffel, L’Arc de Triomphe, le Louvre, le Musée d’Orsay, la Sorbonne et le Mou-lin Rouge. » Louis eut un regard émerveillé pour sa petite voisine après cette énumération si joliment « hétéroclite ». Dans un sac qu’il avait gardé à côté de lui, notre Val d’Oisien sortit le disque et l’affiche qu’il s’était procuré, deux soirées plus tôt. « - Tiens Bojnica, c’est pour toi. » Il l’aida à déchiffrer la dédicace, écrite en pe-tits caractères, sur la pochette de l’enregistrement. Ensuite, elle déplia la grande photo de Mireille Mathieu et n’eut pas besoin d’aide pour comprendre ce qui était inscrit : « - Pour Bojnica, ton amie Mireille ». Plusieurs fois elle le répéta. La Pe-tite n’arrivait pas à croire qu’une dame, qu’elle ne connaissait pas, lui témoigne une telle marque d’affection. « - Madame Mireille Mathieu est très gentille. Louis tu m’aideras à écrire une carte postale pour elle, puisqu’elle est mon amie ? ». Le sourire de bonheur, qui inonda le visage de la petite Slovaque, fut, pour notre garçon, le meilleur des re-merciements. « - Qu’elle est belle ! J’aime sa coiffure. Si Maman me le permet, j’aurai la même ». Veronika acquiesça, d’un signe de la tête, et posa une main sur l’épaule de Louis, en guise de reconnaissance, car la joie de sa fille était aussi la sienne. L’autocar les déposa tous les trois, au pied de leur immeuble. Louis monta l’ensemble des bagages. Sur le seuil du palier de leur appartement, pour lui dire « Au revoir », Bojnica envoya au garçon, un baiser de la main en lui disant : « A demain pour ma leçon de français ». Que Bojnica se rassure, il ne risquait pas d’oublier le rendez-vous, car il ne voulait certainement pas se priver de ce mo-ment privilégié, auprès de cette jeune Slovaque de plus en plus attachante. CHAPITRE 21 Louis fut très content de retrouver le chemin de l’Obchodná-Akadémia et de re-voir tous ses élèves. L’angoisse, qu’il avait ressentie, au début des deux trimes-tres précédents, l’avait quitté au troisième. Pendant les vacances de Pâques, il avait demandé à ses groupes de choisir des thèmes, à partir desquels ils passe-raient, ces trois derniers mois de cours, à préparer des sketches qui seraient joués lors des différentes soirées marquant la fin de l’année scolaire. Louis avait bien insisté sur le fait que sa participation consisterait, uniquement, à corriger les dia-logues qu’ils auraient rédigés, seuls. Afin de les motiver encore plus, Louis pro-posa à Elena de récompenser les saynètes les meilleures ; le jury serait composé des élèves des autres groupes. Elena fut enthousiasmée par le projet de Louis au-quel elle confia l’organisation complète. Notre Val d’Oisien demanda à Terezia et à Pavla de lui servir de secrétaires. C’est dans une ambiance, à la fois très studieuse et décontractée, que se déroulè-rent les douze semaines qui achevèrent le contrat d’assistant linguistique de Louis. Quand on lui faisait des compliments sur son action pédagogique, il tenait à proclamer, comme au mois de décembre, que c’étaient les immense efforts fournis par ses élèves qui avaient permis d’obtenir d’aussi bons résultats et que, personnellement, il s’était contenté de répondre à leur attente. Pour la rentrée sui-vante, une quarantaine d’élèves supplémentaires mentionnèrent dans leur dossier d’inscription qu’ils souhaitaient suivre les cours de français de leur école. Jan commença à se faire du souci, car il ne disposait pas de moyens matériels suffi-sants, pour répondre à une telle demande. Très intéressés par l’expérience de l’école de Krupina, les proviseurs des villes aux alentours invitèrent Jan et les professeurs de français à les entretenir de cette expérience d’assistance linguisti-que. Louis fut évidemment aussi convié à ces réunions, mais il fit comprendre à Jan, non sans une certaine tristesse, qu’il ne serait plus là l’année prochaine et qu’il ne désirait pas assister à des ateliers pédagogiques définissant des actions qui ne le concerneraient pas. Son proviseur comprit bien les raisons de son refus et ne chercha pas à le faire changer d’avis, surtout qu’Elena et Miriam étaient à même d’entretenir leurs collègues du contenu des interventions de Louis auprès de ses élèves. Par reconnaissance, le personnel de l’Obchodná-Akadémia tint, lors de ces rassemblements, à évoquer le dévouement déployé par notre Franci-lien, en faveur de toute leur communauté éducative. L’ambassade de France, à Bratislava, reçut, en juin, un nombre bien supérieur de lettres dans lesquelles on demandait la création de postes de répétiteurs, en Slovaquie Centrale. Jan tenta même, sans en parler à Louis au départ, de faire reconduire, exceptionnellement, son contrat, mais, en vain, comme les autorités françaises ne pouvaient, légale-ment, satisfaire une telle requête. Pour garder Louis, il aurait fallu l’intégrer dans la fonction publique slovaque ; ce qui aurait posé des problèmes inextricables de statut. Dans le même temps, Louis continuait de consacrer quotidiennement une heure à Bojnica et abordait, avec elle, des sujets de son âge. Il vérifiait que le vocabu-laire, en français, qu’il lui apprenait, correspondait à des mots, en slovaque, dont elle maîtrisait bien le sens, dans sa langue maternelle. A chaque séance, elle trou-vait toujours le moyen d’étonner son professeur, surtout quand, en inversant les rôles, Bojnica, gentiment, corrigeait les fautes qu’il commettait, lors des rares occasions où il s’adressait à elle, en slovaque. Dès le mois de mai, il demanda à Elena et Lucia de l’accompagner chez Veronika afin qu’ils puissent discuter, ensemble, de la manière dont Bojnica pourrait conti-nuer à étudier le français. Cette conversation eut lieu sans la présence de la Petite qui n’imaginait pas qu’une autre personne, que notre Français, puisse lui parler cette langue. Elena proposa à sa propre fille, à peine plus âgée que Louis, de remplacer le jeune homme dans sa mission auprès de la jeune Slovaque. Lucia accepta le défi. Aussi, dans les semaines qui suivirent, on s’arrangea pour qu’elle rende visite à notre Montmorencéen, en présence de Bojnica. Toute leur conver-sation était naturellement en français. De plus, de temps en temps, Veronika s’arrangeait pour porter des commissions, à Elena et à Lucia. Lucia emmenait l’enfant un peu à l’écart, de manière à discuter uniquement avec elle. Au fil des entrevues, Bojnica répondit de plus en plus souvent et de plus en plus longuement aux questions de la fille d’Elena. Un jour, la Petite entama, de sa propre initiative, une conversation avec la jeune femme et prit l’habitude ensuite de multiplier les moments de tête à tête. On considéra que le challenge fut gagné quand Bojnica lui affirma : « Lucia ! Je t’aime quand tu me parles français. ». Louis était main-tenant rassuré. Quelqu’un, sans problème, pourrait s’occuper de sa petite proté-gée. Il rentrerait à Montmorency, en sachant que Bojnica serait en de bonnes mains. Il espérait maintenant avoir l’opportunité de la faire venir en France, dès qu’elle serait en âge de voyager, de manière à ce qu’elle étrenne, dans des situa-tions de communication de la vie de tous les jours, ses acquis linguistiques excep-tionnels. CHAPITRE 22 Au fur et à mesure que le 3ème trimestre s’écoulait, Louis eut de moins en moins de préparations scolaires à effectuer. Les soirées et les heures de libre qu’il avait, du lundi au vendredi, lui suffisaient, largement, pour corriger, chez lui, les sket-ches que ses élèves rédigeaient en français. Aussi consacra-t-il un grand nombre de samedi et de dimanche à visiter la région de Krupina, en particulier, celle du Hont. Paradoxalement, il était installé en Slovaquie depuis 9 mois et l’occasion ne lui avait pas été donnée de découvrir les environs de la ville, dans un rayon de moins de cinquante kilomètres. Certains élèves se chargèrent souvent, après une invitation à déjeuner, de lui montrer les curiosités touristiques de leur commune. Ainsi, à une dizaine de kilomètres de chez lui, Mária Varinska et Zuzana Ciakova l’emmenèrent au château de Bzovík (ancien monastère fortifié) et à la petite grotte de la Vierge. A proximité de l’église, Louis porta toute son attention au monument aux morts surmonté d’un groupe de statues représentant un soldat de la première guerre mondiale dans les bras d’un ange. Son coeur se serra en pen-sant qu’un de ses ancêtres, sur les champs de bataille de Verdun ou du Chemin des Dames, avaient, peut-être, eu à combattre, voici près d’un siècle, certains Slovaques au nom gravé dans le marbre devant lui. Il eut une pensée émue pour tous ces hommes, quel que soit leur camp, que la politique des états européens, de 1914 à 1918, avait voulu opposer, pour le pire des résultats. Quelques jours plus tard, Elena et Lucia le conduisirent dans le village pittoresque de Sebechleby. Ils arpentèrent de petits chemins au bord desquels des maisonnettes servant de résidences secondaires étaient dotées de caves. Ces es-paces frais au plafond voûté servaient à entreposer les tonneaux d’une population composée essentiellement de viticulteurs. Deux d’entre eux invitèrent nos trois amis à venir déguster leur production et insistèrent pour offrir à notre Français une bouteille de leur meilleur cru. Elena considéra qu’il fallait aussi montrer à Louis le caractère riche et varié du thermalisme slovaque. Elle l’emmena à Dudince, non loin de la frontière hon-groise, et à Sliaš, à côté de Zvolen. Elle en profita aussi pour lui faire admirer, à Hronsek, une église entièrement construite en bois. Dans cette petite ville, à douze kilomètres de Banská-Bystrica, Louis fut étonné de constater qu’un tel édi-fice puisse accueillir onze cents personnes et que son clocher à bulbe soit séparé de la nef. Louis se promit d’en visiter d’autres, considérant que ce type d’église faisait partie des richesses artistiques les plus originales, en Slovaquie. Comme le 8 mai était un mardi, Louis passa un « week-end » de quatre jours, dans les Hautes Tatras, de façon à revoir, sans neige, des paysages découverts, en décembre dernier. En descendant par des chemins de muletiers de Skalnaté Pleso à Tatranská Lominca, il fut impressionné par le flux abondant et fougueux des torrents dévalant des hauteurs du Lomnický Štít. Jamais il ne s’était approché, si près, de cascades aussi hautes et majestueuses. Leur grondement impressionnant, presque insupportable, qui faisait trembler les petits ponts de franchissement, lui donna un sentiment d’humilité, devant cette nature, prête à l’engloutir, en cas d’imprudence. Les fins de semaines du mois de juin furent consacrées à la découverte des villes de Slovaquie Centrale qui ont assuré la prospérité économique de cette région, principalement du XIIIème au XVIIIème siècle, grâce à leurs mines de cuivre, d’argent et d’or. Le développement commercial de communes comme Banská Štiavnica, Banská Bystrica ou Kremnica connut même un rayonnement sur l’ensemble de l’Europe. Louis s’intéressa au coeur historique de ces cités clas-sées, pour certaines, dans le patrimoine mondial de l’U.N.E.S.C.O. Il visita lon-guement le vieux et le nouveau château de Banská Štiavnica, la citadelle de Banská Bystrica, le musée de la monnaie et des médailles ainsi que l’église forti-fiée de Kremnica. Il se régala les yeux de tout ce que ses amis slovaques tenaient à lui montrer, au cours de ce printemps ensoleillé qui peignait de couleurs vives tous ces paysages d’une beauté qui imprégnait son âme à jamais. A quatre kilomètres, au nord de Kremnica, il parcourut les rues du village de Kremnické Bane reconnu officiellement centre géographique du continent euro-péen. Attaché au symbole, l’idée de se trouver à égale distance des côtes de l’océan Atlantique et du massif de l’Oural amusa notre Français qui, par tempé-rament, aime l’équilibre en toute chose. Après chacune de ses excursions, de retour dans son studio, Louis rédigeait un livre de souvenirs dont il laisserait des photocopies à ses interlocuteurs privilé-giés. L’accueil qu’il avait reçu, depuis le premier jour de son arrivée, justifiait, à ses yeux, ce travail d’écriture régulier. Ce serait un moyen de laisser un peu de lui même, à Krupina, quand, à partir du mois d’août prochain, plus de mille cinq cents kilomètres le sépareraient de tous ces gens qui l’avaient immédiatement considéré comme un ami. Il essayait de ne pas trop penser à cette échéance. Bien entendu, il serait content de revenir en France, mais il serait aussi triste de quitter la Slovaquie qui était devenue un peu sa deuxième patrie. CHAPITRE 23 Une semaine avant la fin de ce dernier trimestre, les examens de passage en classe supérieure terminés, les élèves de Louis vinrent répéter inlassablement les textes de leurs sketches, 8 à 9 heures, chaque jour. Ils tenaient à faire honneur à leur répétiteur de français, en donnant dans la grande salle des fêtes de Krupina, un spectacle de qualité. Ils soignèrent tout particulièrement la mise en scène afin de permettre à tout le public, en majorité non francophone, d’apprécier leur pres-tation. Louis fut ébloui par les trésors d’imagination que ses élèves déployèrent pour donner un aspect comique à des situations de la vie de tous les jours. Toutes les saynètes préparées ne pouvant être jouées, les meilleures, à l’appréciation des élèves uniquement, furent programmées, lors de l’ultime soirée de gala qui clôtu-rait, officiellement, cette année scolaire à l’Obchodná-Akadémia. Quelques élèves qui n‘avaient donc pas l’opportunité d’être acteurs s’occupèrent de l’agencement de la salle des fêtes, en y installant sièges et tables, en la déco-rant, en apportant une aide aux techniciens qui, dans les coulisses s’occupaient des projecteurs et de la sonorisation. D’autres confectionnèrent un petit livret dé-taillant le programme des festivités, tandis qu’un dernier groupe se préparait à l’accueil de toutes les personnes invitées (parents, représentants de la municipali-té de Krupina......). A la fin du spectacle et avant le bal traditionnel, on réserva une surprise à Louis dont tout le monde avait bien gardé le secret. Certains de ses élèves apparurent sur scène, coiffés d’un béret et avec une baguette de pain sous le bras. Ils se mi-rent à entonner « La Marseillaise » tandis que les personnes présentes se levèrent et tournèrent leur regard vers notre Français qu’un projecteur éclaira. A la fin de l’hymne, un océan d’applaudissements porta Louis sur scène où Jan et Elena l’invitèrent à venir. Le proviseur fit un discours. Il tenait à le remercier pour tout son travail au service de ses élèves, devant toute la communauté de l’Obchodná-Akademia. L’émotion, dans laquelle baignait le coeur de notre Français, ne l’empêcha pas de répondre à ces paroles très amicales. Terezia et Pavla apparu-rent ensuite et lui remirent un livre, à la couverture de cuir noir, dans lequel tous ses étudiants avaient rédigé des textes personnels, en français, tous plus touchants les uns que les autres. Au moment où Louis embrassa les deux jeunes filles, le son d’un violon, d’abord lointain, puis, de plus en plus distinct, se fit entendre, de derrière un rideau qui coupait la scène en deux dans le sens de la longueur. Il n’eut pas besoin d’attendre l’ouverture de l’immense velours rouge pour savoir que Bojnica, inter-prétant la mélodie du « Temps des fleurs » était là, revêtue de son costume folklo-rique dont il ne se lassait pas d’admirer l’élégance. Notre Montmorencéen, trans-formé en statue, écouta religieusement la prestation de son élève la plus jeune. Pavla ouvrit « Le Livre d’Or » à la dernière page et se plaça devant Louis afin de lui faire lire, des yeux, la dédicace inscrite: « Louis, mon gentil professeur. Merci de m’avoir appris la langue de ton Pays. Je sentirai toujours une grande joie à la parler et, plus tard, à l’écrire car je penserai à toi ainsi. La Slovaquie t’aime au-tant que tu aimes la Slovaquie. Ton Amie pour toujours. BOJNICA ». Pour cacher les quelques larmes qui inondèrent son visage et que les projecteurs transformèrent en perles, Louis posa l’index de chacune de ses mains au dessous de ses paupières. Pavla referma le livre quand Bojnica arriva à la hauteur du jeune homme. Pendant que la Petite continuait son interprétation magistrale, il se rappela le jour où il fit sa connaissance, alors qu’elle était endormie sur son cana-pé. Que de chemin parcouru depuis cette fin d’été. Il ne pouvait en ce temps au-gurer que son âme découvrirait « le plus beau des Printemps », au fil du temps passé en Slovaquie. Rien ne pouvait lui sembler plus doux que de pouvoir se re-mémorer l’évolution de son affection portée à Bojnica, tout en l’écoutant jouer du violon. Quand la jeune virtuose eut terminé, il la porta à la hauteur de son visage afin de lui faire une grosse bise sur chaque joue. Il garda le petit ange accroché à son cou, dans ses bras, tout le temps durant lequel le public applaudit l’enfant, à tout rompre. Après l’avoir redéposée sur ses pieds, Louis lui dit, de manière à ce que toute l’assistance l’entende: « -Eh bien, maintenant, Bojnica, tu vas pouvoir jouer à nouveau la mélodie : le temps des fleurs ». Afin de justifier cette demande qui étonna les organisateurs de la soirée, comme le déroulement du programme ne l’avait pas prévue, Louis sortit une feuille de sa poche. C’était sa surprise à lui et il ajouta : « Voilà, cher public je voudrais profiter de ma présence sur scène pour vous offrir moi aussi un cadeau : celui d’une chanson. » Il demanda à Miriam de venir traduire aux non francophones ses propos, avant d’expliquer à la petite vio-loniste qu’elle aurait à accompagner son chant, tout simplement, sans rien chan-ger à sa manière de jouer. Il se chargeait de s’adapter au rythme que l’enfant don-nerait à sa seconde interprétation de la soirée. CHAPITRE 24 « Magnifique Nation d’Europe Centrale, au bord du Danube, tu me charmas. Le Gerlach, dans les Hautes Tatras, le sourire de ton âme me révéla, Mignonne Slovaquie, je t’aime à l’infini. Ton gentil Peuple a conquis mon p’tit coeur. D’Holič à Humenné, tu m’as émerveillé. Les jours passant, je ne peux t’oublier. Une soirée à Tatranská Lomnica, dans l’ambiance magique d’un koliba, Un orchestre tzigane interpréta de jolies mélodies : Chant de ta Voix Adorable Slovaquie, je t’aime pour la vie. Ton noble Folklore berce mon petit coeur, De Trenčín à Košice, il me donne envie de chanter. Au fil du temps tu me fais toujours rêver. Les souvenirs de ce beau voyage, au Pays de Milan Štéfánik, Portent ma vie sur un petit nuage et m’inspirent des songes romantiques Mignonne Slovaquie, je t’aime à l’infini. Ton beau Folklore est source de bon-heur. D’Holič à Humenné, il me donne envie de chanter. Les jours passant, il me fait toujours rêver. Adorable Slovaquie, je t’aime pour la vie. Ton gentil Peuple prodigue sa bonne humeur. De Trenčín à Košice, tu m’as émerveillé. Au fil du temps, je ne t’oublierai ja-mais. Charmante Slovaquie : Perle de Grande Moravie, de Toi, je suis épris. » Bojnica ne fut pas déconcertée par cette situation imprévue. Son grand talent de musicienne lui permit d’accompagner son professeur de français sans aucune dif-ficulté. Quand ils eurent terminé leur duo, la Petite lui prit la main et l’invita à saluer le public qui se leva. C’était la première fois qu’elle jouait du violon, en même temps qu’une personne chantait. Pendant les cinq bonnes minutes que dura la « standing ovation », Bojnica eut largement le temps de faire comprendre, à son partenaire, qu’elle était au comble du bonheur d’avoir accompli cette perfor-mance, seule avec lui. Le sourire illuminé de l’enfant vint remplacer dans le coeur de Louis toute la tristesse latente qui habitait son esprit en pensant qu’il ne reverrait plus, au cours de son séjour, un grand nombre des personnes présentes dans la salle. Cette soirée de légende, moment inoubliable pour tous, ne pouvait pas mieux marquer ce que l’amitié entre des Slovaques et un Français peut avoir de noble, d’admirable, de grand, quand les médias passent, la trop grande majorité de leur temps, à nous entretenir des sujets, trop nombreux, qui divisent les hommes. CHAPITRE 25 Durant le mois de juillet, Louis ne se rendit plus, à l’Obchodná-Akadémia, que certains matins, afin de régler les formalités administratives liées au service civil qu’il achevait. Légalement, il devait rester, à Krupina, à la disposition des servi-ces de l’éducation nationale slovaque, jusqu’à la fin du mois, sa mission devant durer cinquante deux semaines, à l’instar de l’ensemble de tous les garçons fran-çais de son contingent. Jan s’arrangea pour que cette obligation reste théorique et il lui donna quartier libre, tout le temps. Il ne restait plus qu’à organiser son retour vers la France, fixé au 31 juillet, et tout serait réglé. Elena et Jan accompagneraient Louis jusqu’à Vienne afin, qu’en le quittant, il bénéficie d’un train direct pour Paris, lui évitant ainsi les tracasseries de correspondances ferroviaires, à Bratislava, Marchegg et dans la capitale autri-chienne. Notre Montmorencéen profita, de ces « vacances anticipées », pour faire de lon-gues promenades, dans la campagne environnante. Bien qu’il ne constituait pas un grand sportif, il n’avait jamais rechigné à marcher, depuis son plus jeune âge, et considérait, même, que cette remise en forme était nécessaire, après tout ce temps passé à préparer des cours, assis derrière un bureau. Il respirait à plein poumon l’air de la région du Hont que la pollution atmosphérique n’avait pas encore vicié, jusqu’à présent. Bojnica était naturellement aussi en vacances et elle devait séjourner chez sa grand-mère maternelle qui habitait Liešťany, non loin de Bojnice, à partir du 20 juillet. Du balcon de son appartement, elle voyait Louis partir pour sa balade quo-tidienne. La Petite en avait le coeur gros, même s’il revenait toujours en fin d’après-midi lui donner sa leçon de conversation courante. Malencontreusement, un jour, Louis ne revint pas à temps. Bojnica en éprouva beaucoup de chagrin, pensant qu’il lui était arrivé un accident. Rentré en toute hâte, il se rendit directement chez Veronika, trouva la Petite en larmes et sa Ma-man presque dans le même état. Instinctivement, il les prit dans ses bras, pour les réconforter. La présence du jeune homme fit renaître, sur le visage de ses deux voisines, un sourire éclatant. Louis fut très ému de constater que Bojnica et Vero-nika se souciaient de sa personne. Afin de prolonger l’effet de ses heureuses re-trouvailles, il les invita au restaurant. Elles revêtirent leurs plus beaux atours. Il proposa à la Petite de l’accompagner dorénavant dans ses excursions en attendant son départ pour Liešťany. Bojnica était très fière de disposer d’un chevalier servant. Lorsque elle croisait une de ses nombreuses connaissances, au détour d’une rue, elle se rapprochait de « son vieil ami français », enfermait ses deux petites mains dans celles de Louis et le présentait en des termes qui montraient aux gens, toute l’affection qu’elle lui portait. Véronika fut étonnée que sa fille soit capable de marcher autant. La « Petite » parcourut, en compagnie de notre Français, les sentiers de montagnes, en particu-lier jusqu’à la Tour de Vartovka, sur la colline de Tanistravár. Le panorama que l’on pouvait y admirer embrassait une étendue d’une soixantaine de kilomètres, à l’ouest, avec, au premier plan, la vallée du Hron et la cité qui avait accueilli si chaleureusement notre répétiteur. Les leçons de français, que le professeur continuait à donner, se déroulaient maintenant au moment de leurs promenades, au milieu de paysages très divers : le centre d’un village, une clairière, au fond d’une forêt ; et cela à partir du moment où ils pouvaient s’asseoir et disposer d’une surface plane sur laquelle ils dépo-saient une feuille de papier pour écrire. Louis analysait les tournures de phrases un peu difficiles à comprendre pour une jeune fille de son âge et glissées dans leurs conversations bucoliques. Depuis déjà plusieurs semaines, Louis avait demandé à ses parents de lui procurer des oeuvres de George Sand, en livres de poche. La grande crainte de notre Montmorencéen fut de ne pas les offrir à Bojnica, avant qu’il ne quitte la Slova-quie. Lorsque la veille du 14 juillet, il reçut le précieux colis postal, il fut soulagé et emmena la Petite en un lieu qui lui rappelait les paysages de la Vallée Noire, au sud du Berry. Au bord d’un étang entouré d’immenses arbres, il lui tendit le paquet et lui dit : « Bojnica, je veux t’offrir l’un des plus beaux trésors de la litté-rature populaire française : les Romans Champêtres de Madame George Sand ». L’enfant ouvrit la boîte avec précaution et lut, un à un, les titres des ouvrages : « La Mare Au Diable......François Le Champi......La Petite Fadette......Les Maîtres Sonneurs......Le Meunier d’Angibault ». Ses yeux, fascinés par les images des couvertures, analysèrent tous les détails. Pour remercier son professeur, elle lui adressa d’une voix cristalline un grand : « Louis, je t’aime ! ». Ce jour là, la leçon fut une première étude des résumés, d’une quinzaine de li-gnes, de chacun des romans. Ensuite, il ne se passa pas une journée sans que Boj-nica veuille que Louis lui parle de « La Bonne Dame de Nohant » pour laquelle la Petite commençait à vouer une admiration de plus en plus grande. Elena et Lucia eurent la gentillesse de les inviter à visionner les cassettes-vidéo : adaptations qui accompagnaient les livres. Notre Montmorencéen considéra que ces films per-mettraient à Bojnica de découvrir la trame de l’histoire sans avoir à se plonger dans une étude de textes difficile, surtout pour une petite fille qui apprenait le français depuis quelques mois seulement. Elle avait bien le temps d’en faire une lecture complète, éventuellement avec Lucia, si cette dernière jugeait la Petite capable d’un tel effort. Il n’en reste pas moins, qu’au grand émerveillement des quatre autres francophones réunis, Bojnica put leur raconter, avec ses mots, les principales péripéties de toutes les veillées. Elle s’intéressa à tout ce qui pouvait évoquer le folklore berrichon : les costumes féminins, les danses, les instruments de musique. La cornemuse et la vielle furent l’objet de sa part d’une curiosité particulière. Au cours de leurs promenades, Louis se déplaçait lentement de manière à ce que Bojnica puisse lui parler quand elle en avait envie. Et elle ne s’en privait pas. Elle l’entretenait de tout : de ce qu’ils admiraient, mais aussi de leur vie, passée, pré-sente, future. La seule personne, dont elle ne lui parla jamais, fut son Père. Plu-sieurs fois, instinctivement, prise dans la conversation, elle l’appela : « Papa ! », sans s’en rendre compte. Notre Français se garda bien de la reprendre. Il se contentait de sourire à l’enfant, de manière plus tendre. Jamais il n’osa lui avouer qu’il aimerait avoir une petite fille qui lui ressembla, par crainte de réveiller, chez elle, un traumatisme lié au décès de son Père. Bojnica était belle, gracieuse, so-ciable, très sensible et d’une intelligence supérieure à la moyenne. S’il n’avait pas eu seize années de plus et qu’elle ait été une jeune femme, Louis lui aurait sûre-ment demandé sa main. Leurs destins étaient ailleurs, mais ils savaient, de par la tournure de leur conversation, qu’une amitié inébranlable les unirait éternelle-ment et qu’elle marquerait, d’une trace indélébile, leur vie. Chaque soir, Bojnica faisait un compte rendu détaillé à sa Maman, des moments passés avec Louis. De temps en temps, elle lui demandait de les accompagner quand elle avait repéré un endroit idéal pour se faire photographier. Veronika hésitait à venir, car elle ne voulait pas connaître des situations qui lui rendraient le jeune homme plus attachant et qui augmenteraient sa peine de le voir partir. Ses trente deux ans lui permettaient de tomber amoureuse de nouveau et elle hési-tait à dévoiler des sentiments pour un garçon auquel la Slovaquie ne devait appor-ter, à l’origine, qu’une occasion de passer une année à l’étranger, au service des autres. Par ailleurs, elle n’était pas certaine que l’affection que Bojnica portait à Louis l’autorise, aux yeux de la Petite, à aimer notre Français comme une femme peut l’espérer. Enfin, ne s’était-elle pas promise de ne pas songer à refaire sa vie tant que Bojnica n’aurait pas atteint sa majorité. Ce sont toutes ces raisons qui poussèrent la Maman à renoncer à des perspectives sentimentales qui, dans des circonstances différentes, auraient fait tout son bonheur. Au cours des deux semaines précédant le départ de Louis de Slovaquie, Bojnica s’arrangea pour passer un maximum de temps avec lui, de manière à engranger le plus de souvenirs possibles. Au soir du 18 juillet, elle revint après le dîner annon-cer au jeune homme : « Demain, mon grand Ami, nous ne ferons pas de prome-nade. Avec Maman, je t’aiderai à préparer tes bagages. Après demain, nous t’emmenons chez Grand-Mère : Vladimira, à Liešťany. Nous t’invitons jusqu’à ton départ en France. Elena et Jan viendront te chercher là-bas. » CHAPITRE 26 Louis fut stupéfait par la détermination de Bojnica. Evidemment il ne refusa pas cette proposition. Elena et Jan se chargeraient d’excuser le jeune homme, auprès des Slovaques qui l’avaient invité à passer le voir, au cours des dix prochains jours. Sa principale préoccupation était de rendre son départ le moins triste possi-ble à la Petite. Il se rendait bien compte qu’il allait, dans moins de deux semaines, infliger une souffrance atroce à cette enfant d’à peine huit ans et, inconsciem-ment, il s’en voulait. Accepter ce séjour chez Vladimira était, en quelque sorte, le dernier cadeau qu’il ferait à sa petite copine par l’âge, mais grande amie par le coeur. Un taxi vint les chercher tous les trois. En quittant Krupina, Louis eut des larmes qui coulèrent sans qu’il s’en rende compte. Bojnica se mit debout, à l’arrière du véhicule, essuyant, au moyen d’un mouchoir de lin, les yeux du garçon, avant de caresser, d’un geste plein de compassion, ses joues encore humides. Dans le même temps, elle prononça les paroles suivantes : « Je garderai dans mon mou-choir la peine que tu as à quitter la ville où je suis née ». Veronika et sa fille com-prirent qu’elles se devaient d’être fortes, aujourd’hui. Le plus à plaindre, en cet instant, était leur Ami, même si de retour à Krupina, l’absence de Louis leur don-nerait une autre vision de cette cité où Veronika vivait depuis qu’elle s’était ma-riée, douze années en arrière. Louis ne tarda pas à retrouver toute sa gaieté. L’essentiel n’était il pas d’être en-touré des deux personnes qui incarneraient le plus cette nation slovaque quand les jours, les semaines, les mois, les années passant, il parlerait de « sa deuxième pa-trie », à qui voudrait bien l’écouter. Il entonna, avec la Petite, des chansons telles que « Si Paris était en Provence » et « Aux Champs-Elysées ». Les kilomètres défilèrent rapidement dans leur esprit et ils arrivèrent à Liešťany sans avoir vu les repères sur la route qui permettent à Bojnica d’évaluer le temps restant à courir, avant d’arriver à destination. Vladimira avait tout préparé de manière à recevoir Louis comme une personne d’importance. Pour accueillir ses trois invités, elle avait revêtu une tenue traditionnelle de fête comme les dames slovaques de 50 à 60 ans doivent en porter depuis des générations. Au dessus de bottes anthracite, une jupe longue d’un blanc cassé avait pour motif des petits bouquets de fleurs imprimées, sur laquelle un tablier noir disposait, comme unique décoration, d’un ruban de dentelle blanche découpée en pointes. Une veste d’un rouge vif agrémenté à l’extrémité des manches d’une dentelle verte en points de croix ayant les mêmes dessins géométriques que ceux de la lisière, devant et en bas, était fermée par des rubans multicolores tissés qui laissaient entrevoir un corsage noir à col bouffant. Quand le taxi arriva, elle se tenait, depuis quelques minutes, à l’entrée de sa mai-son aux murs blanchis à la chaux qui disposait, sous le toit en chaume, d’un bal-con orné d’un garde-fou en bois sculpté de dessins illustrant des légendes de Slo-vaquie. Vladimira fit entrer son petit monde dans la salle à manger dont la déco-ration et le mobilier rappelaient l’intérieur des fermes en Alsace. Cette grand-mère, qui ne parlait pas un mot de français, accueillit Louis comme si elle avait retrouvé un fils. Comme elle avait un accent régional très prononcé, il eut du mal à comprendre toutes les paroles aimables qu’elle lui adressa. Mais cela n’avait pas grande importance ; les expressions de son regard et quelques mots par ci par là suffirent à établir un contact très amical, tout au long du séjour. Elle demanda à Bojnica de parler français à Louis, en sa présence. Vladimira ne quittait pas sa petite fille des yeux, dans ces moments qu’elle jugea miraculeux. A plusieurs reprises elle se tourna vers une statuette de la Vierge pour La remercier de la capacité que le Ciel avait donnée à Bojnica d’apprendre cette langue étran-gère. Grand Maman fournit à Louis des informations sur l’origine de sa famille. Toutes les ethnies de Slovaquie avaient donné un peu de son sang à Bojnica, depuis des générations, entre autres, les Ruthènes et les Tziganes. La Petite pouvait se vanter de représenter toutes les composantes de la nation slovaque. La ville de Bojnice était distante de vingt kilomètres et il ne fallait donc pas s’étonner que Vladimira ait demandé à Veronika de prénommer la Petite, Bojnica, afin d’honorer les ori-gines géographiques de leur famille L’un des temps forts de ce séjour chez la grand-mère fut la visite du château de cette bourgade. Installé sur un promontoire, surplombant la vallée de la Nitra, l’édifice semblait être le gardien du centre ville situé en contrebas. En observant la silhouette des trois grandes tours coiffées d’un cône et ceinturant un bâtiment central, Louis eut l’impression d’admirer le château de Pierrefonds, dans le dé-partement de l’Oise. Les remparts qui les entouraient lui rappelèrent ceux du Pa-lais des Papes d’Avignon. Le mélange des styles architecturaux ne donnait pas à l’ensemble un aspect hétéroclite. L’impression à la fois de château fort et de bâ-tisse Renaissance ne rompait certainement pas l’harmonie générale qui s’en dé-gageait. Le toit vernissé de style bourguignon, sur la chapelle, ne passa pas ina-perçu aux yeux de notre Français. Il lui fit tout de suite penser à celui des Hospi-ces de Beaune, dans le département de la Côte d’Or. Louis fut sensible au roman-tisme que l’extérieur du château dégageait et ne s’étonna pas que Bojnica ait vou-lu l’y emmener. L’ensemble constituait un décor de contes de fées. On s’attendait, à chaque instant, à voir apparaître une jolie princesse qui aurait trou-vé, dans ce cadre, la source d’un bonheur éternel. La visite des différentes pièces ne put que confirmer ce premier sentiment. Tout était prétexte à rêver et à stimu-ler l’âme d’enfant que chacun devrait porter tout au long de sa vie. Louis resta de longues minutes dans la chapelle au Gothique flamboyant et, encore plus longtemps, dans la pièce appelée « le Salon d’Or ». Il y découvrit des merveilles qu’il n’avait entrevues nulle part ailleurs. Le plafond avait une magnificence ex-ceptionnelle. Il était décoré, sur une surface de 100 mètre carrés, de caissons re-couverts, dans leur intégralité, de feuilles d’or qui brillaient sous l’effet de la lu-mière du jour diffusée par une façade vitrée. La richesse de cet ensemble était accentuée par la fine ciselure des détails de chacun des caissons. Bojnica était très heureuse de deviner dans le regard de Louis tout l’émerveillement que lui procurait Bojnice et elle éprouvait toujours une grande satisfaction à le surprendre agréablement. Avant de se promener dans le centre ville, jusqu’à l’église qui se trouvait à l’autre extrémité de la grande rue, notre petit groupe alla prendre des photos dans le parc. Louis se posta sur l’un des mu-rets qui délimitent le chemin et Bojnica resta debout à côté de lui. Quand Veroni-ka sortit son appareil, il prit la Petite par la taille et celle-ci posa la tête sur l’épaule du jeune homme. Vladimira prit aussi des clichés de ses trois invités, assis sur un banc. Veronika et Bojnica déposèrent à cette occasion, sur les joues de Louis, placé au milieu, une grosse bise, tout en le prenant par le cou. Notre Montmorencéen, une fois rentré à Liešťany, demanda à Vladimira de remettre son costume traditionnel, afin de fixer aussi, sur la pellicule, le souvenir de leur rencontre. Les dix derniers jours passés chez la grand-mère passèrent comme l’éclair. Un voisin qui portait l’habit ancestral des bergers slovaques (un ensemble de lin blanc composé d’une blouse décorée au col et sur le devant, ainsi qu’à l’extrémité des manches, de broderies rouges) vint jouer de la Fujara, la dernière après-midi de Louis, en Slovaquie. Les sons que faisait naître cette flûte verticale haute de 1,40 à 2 mètres, selon les modèles, en bois de sureau orné de formes géométri-ques sculptées, traduisirent bien l’atmosphère morose des dernières heures. Après le goûter, de retour de sa chambre, Bojnica rejoignit Veronika et Louis, assis dans le canapé du salon. La Petite avait revêtu le costume folklorique que Vladimira avait confectionné à Veronika quand elle était à peine plus âgée que Bojnica, aujourd’hui. Une robe bleu roi ornementée de boutons argent ciselés accompagnait un corsage dont on ne voyait que les manches bouffantes mi lon-gues garnies, comme le col, d’une dentelle blanche au large bord. Une coiffe confectionnée dans la même qualité de dentelle légère aux motifs très fins enca-drait le visage de la « Petite » que sa grand-mère avait maquillée sobrement pour mettre en valeur la peau mate et les yeux d’aigle du petit Ange. Veronika, qui ne s’attendait pas à revivre des souvenirs vieux de 25 ans, poussa un cri strident dans des sanglots qu’elle tenta en vain de contenir. Pour maîtriser son émotion, elle serra la main de Vladimira qui, en pareilles circonstances était la seule à pouvoir partager la nostalgie que son âme dévoilait. Bojnica portait dans ses bras, un paquet que l’on aurait pu prendre pour une boîte à chaussures. Elle le déposa sur les genoux de Louis et dit, tout simplement : « C’est pour toi ». Avec précaution, il l’ouvrit et en sortit une poupée folklorique. Le costume de la « demoiselle », qu’il tenait dans ses bras de manière toute aussi attentionnée qu’un bébé, était dans des couleurs très vives de rouge, de blanc et constituait bien une synthèse des coiffes, des broderies, des rubans enfin de tous les ornements qui assurent de l’élégance, de la prestance et du charme aux fem-mes de Slovaquie. Le regard de Louis passa successivement, de cette poupée à Bojnica, en s’interrogeant : « Je ne sais pas qui de vous deux est la plus jolie ? ......C’est très difficile à dire !......Vladimira, Veronika ! Qu’en pensez-vous ? ». Et il ajouta : « Non ! Je ne peux me décider. Vous êtes aussi belle l’une que l’autre. Son prénom est tout trouvé. Elle s’appellera comme ma meilleure amie : Bojnica ». Pour ne pas froisser l’habit de la Petite qui se tenait devant lui, il em-brassa ses mains pour la remercier de cette ultime joie qu’elle venait de lui procu-rer. A 18 heures, Elena et Jan, vinrent chercher notre Français de manière à passer la dernière soirée avec lui, comme convenu. Bojnica, après avoir salué les deux adultes venus directement de Krupina, partit dans sa chambre. Elle y resta pen-dant que Jan chargea les bagages dans son auto. Pour ne pas faire durer trop long-temps un « au revoir » triste pour tous, Elena proposa de partir rapidement. Vero-nika accompagna Louis près de Bojnica et le laissa seul avec l’enfant. Il s’approcha doucement du bureau où cette dernière réalisait un dessin rappelant au jeune homme celui qu’elle lui avait offert en guise de premier cadeau. Elle y avait simplement inversé la direction du train et faisait couler de grosses larmes sur le visage de la petite fille postée dans la maison. Il la laissa terminer tranquillement avant de s’accroupir et de poser ses mains sur les épaules de la Petite. Elle se re-tourna, mit la feuille dans les mains du garçon, lui lança un regard de braise avant de déposer, sur les lèvres de son Ami, un baiser dans lequel elle réunit toute l’affection qu’elle était capable de lui prodiguer en cet ultime tête-à-tête. Louis n’avait jamais vu les yeux de Bojnica briller aussi ardemment, ébloui qu’il était au plus profond de son être. Il se sentit défaillir quelques fractions de secondes et ne pensait pas qu’une fille aussi jeune pouvait éprouver un Amour si fort pour un adulte avec lequel elle n’avait pas de liens de sang. Quelle que soit sa destinée sentimentale, il n’oublierait jamais cette entrevue touchante avec son bel Ange Slovaque. Avant de la laisser, Louis rendit à Bojnica son baiser ; ce qui permit à notre garçon d’obtenir le plus beau des sourires qu’elle eut l’occasion de lui faire malgré les circonstances. Il s’approcha de la porte de la chambre où l’attendait Veronika et adressa, à la Petite, ces derniers mots : « Au revoir, gentille Fée de Slovaquie. La magie que tu as apportée à ma vie, au cours de l’année écoulée, t’assure une place éternelle dans mon coeur. Ma Chérie, je ne t’oublierai pas. Quand tu seras une grande belle jeune fille, viens me voir en France. En attendant je t’écrirai et je m’arrangerai pour revenir à Krupina ». Bojnica resta sagement dans la pièce. Elle ne pleura pas tout de suite car elle lut une lettre que Louis avait rédigée à son intention appréhendant de ne pas formu-ler les bonnes paroles en la quittant, et sur laquelle était écrit, mot pour mot, ce qu’il venait de prononcer. Elle eut donc l’impression de sentir sa présence, quel-ques instants, encore. Veronika demanda à Vladimira de veiller sur l’enfant, le temps de raccompagner ses trois amis et caressa les joues empourprées de Louis non encore remis de la forte émotion que Bojnica lui avait procurée. Durant tout le temps que le véhicule traversa la cour, lentement, sur une quin-zaine de mètres, Veronika marcha à côté de notre Français en tenant la portière dont la vitre était baissée. Louis, profitant d’un arrêt de l’auto, prit les mains de la jeune femme et les embrassa. Ils échangèrent des baisers, du bout des doigts, tant qu’ils purent se voir, c’est-à-dire avant que la voiture n’entame un premier virage qui laissa leur horizon respectif complètement vide. CHAPITRE 27 Jan et Elena laissèrent Louis se remettre de sa peine. Les marques de chagrin, qu’ils lurent sur son visage, leur inspirèrent de la compassion. Dans moins de 24 heures, eux aussi seraient confrontés à un « au revoir » douloureux. Tous les Slo-vaques qui avaient fréquenté notre Français ressentaient un petit pincement au coeur en le quittant, jusqu’aux commerçants de Krupina dont il reçut des petits cadeaux d’adieux. Pour ne pas laisser ses deux amis dans l’embarras, Louis se ressaisit rapidement et prit l’initiative d’entamer la conversation en les remerciant encore une fois de le conduire jusqu’à Vienne. Au fur et à mesure que le trajet vers Bratislava se déroulait, l’atmosphère redevint totalement joyeuse. Jan passa par le centre ville, de manière à ce que notre jeune homme puisse admirer, une fois encore, tout ce qui donne à la capitale slovaque son charme original, et prit ensuite la direction de Devín, au nord-ouest. Ils dînèrent dans un restaurant qui, dans son menu, proposait toutes les grandes spécialités culinaires de Slovaquie. Elena fit remarquer à Louis que Devín était l’une des communes les plus à l’ouest du pays et que ce restaurant constituait, en quelque sorte, une vitrine gastronomique pour tout touriste venant d’Autriche, de l’autre côté du Danube. Comme notre francilien n’arrivait pas à se décider, la serveuse leur proposa de déguster, en petites quantités, un éventail des principaux plats de la carte. Ainsi, en cet ultime soir, il put retrouver tous les délices de la table tels qu’il les avait découverts de Krupina à Bojnice, en passant par les Hau-tes Tatras et Komárno. La soirée s’acheva dans une ambiance euphorique. Le patron, auquel Jan men-tionna le retour de Louis vers la France, après une année passée au service de son école, servit à ses trois clients ses meilleurs vins et liqueurs. Il alla chercher un lecteur de cassettes-audio et leur fit entendre les airs de musique et les chansons qui permettent d’animer les fêtes quand il s’agit d’honorer un ami qui va s’en aller. Ivre à la fois de mélodies et d’alcool, à une heure très avancée de la nuit, Louis gagna sa chambre, à moitié lucide. Comme, le lendemain, ils ne devaient arriver à Vienne qu’en début de soirée, Jan et Elena le laissèrent dormir toute la matinée. Après avoir pris une légère collation, ils passèrent la frontière par une petite route qui les conduisit à Hainburg an der Donau. Mais, juste avant de monter en voi-ture, Louis se rendit seul sur la rive du Danube. Il récupéra, dans deux pots, un peu des eaux du fleuve et une poignée de terre. Puis, après avoir jeté un regard aux paysages qui l’environnaient, il s’agenouilla et écrivit dans le limon humide : « Ďakujem ti Slovensko za prijatie a tvoju pohostinnost. Nikdy na teba nezabud-nem . ». Un garçon et une fille d’une douzaine d’années observèrent la scène. Quand notre Français fut parti, ils s’approchèrent de l’inscription et ce qu’ils lu-rent les laissa pensifs. Ils suivirent des yeux le véhicule de Jan tant qu’ils purent le voir et, machinalement, agitèrent leurs bras dans sa direction. Louis aperçut leurs mains décrire des circonvolutions et eut juste le temps d’y répondre par des mouvements similaires. Ces derniers gestes d’amitié échangés couvrirent d’un peu de miel l’amertume de ses pensées, en parcourant les derniers hectomètres en territoire slovaque. CHAPITRE 28 Les collines qui se dressent, au nord et à l’est de Bratislava, s’estompèrent peu à peu. Louis s’était habitué à voir des montagnes décorer son environnement quoti-dien. La plaine qui se déroulait, sur de très légères ondulations du sol, lui sembla un peu morne, malgré la présence de vignobles. Les faubourgs de Vienne ne tar-dèrent pas à se profiler. Jan fit preuve d’un sang froid exemplaire pour se repérer dans la capitale autrichienne. Il trouva, sans trop de difficultés, une place de par-king, à proximité de la gare de « Wien-Westbahnhof », deux heures avant le dé-part de l’« Orient-Express ». Louis réussit à convaincre ses deux amis de ne pas attendre l’arrivée du train, à quai. Leur retour à Krupina nécessiterait de rouler au moins cinq heures et, même en repartant immédiatement, ils auraient une partie du trajet à parcourir de nuit. Jan et Louis échangèrent de nombreuses accolades. Elena eut des gestes tendres à l’égard de notre garçon, comme si elle quittait un fils. Pendant un long moment, ils se donnèrent l’impression d’avoir encore de nombreuses choses à se dire. No-tre Francilien les raccompagna jusqu’à l’escalier mécanique qui, du niveau de la plate-forme ferroviaire, permettait d’accéder au hall de sortie. Il ne les quitta pas des yeux tant qu’ils ne franchirent pas les grandes portes vitrées donnant sur la grande place où stationnaient les tramways. Louis profita du temps qui lui restait pour envoyer une carte postale à Bojnica, avant de rejoindre sa place dans le train. La Petite serait contente de la surprise car il avait promis de lui écrire, seulement une fois arrivé à Montmorency. La nuit qu’il passa sur sa couchette de l’« Orient Express » lui parut courte. Du-rant les 14 heures que dura le voyage, il eut à peine le temps de se remémorer, en sommeillant à moitié, tous les merveilleux souvenirs que la Slovaquie lui laissait. Il échangea avec les personnes du même compartiment très peu de paroles, juste quelques marques de civilité, le soir quand il fit leur connaissance, et le lende-main matin, en arrivant à Paris quand il fallut descendre les bagages. De la gare de l’Est à Montmorency, il échafauda un début de stratégie de manière à faire découvrir, à ses compatriotes, ce Pays, sous son meilleur jour. Ce n’est seulement que lorsque Florence lui ouvrit la porte de l’appartement qu’il reprit contact, véritablement, avec la réalité de l’« Hexagone ». CHAPITRE 29 Bien sûr, Louis avait prévenu sa Maman qu’il n’allait pas tarder à rentrer à la maison. Mais, pour ne pas l’inquiéter, en cas de contretemps, il ne lui avait pas donné la date précise de son retour. Le débordement de joie dont fit preuve Flo-rence, en l’accueillant, ne permit pas au jeune homme de prononcer une parole pendant un bon quart d’heure et il ne chercha pas non plus à l’interrompre. Durant le reste de la journée, il se contenta de répondre aux multiples questions qu’elle ne manqua pas de lui poser sur sa vie de tous les jours, là bas : « As-tu mangé correctement ? Qui s’occupait de ton linge ? As tu été malade ?........ ». Il se laissait bercer par ses paroles. Une partie du temps, elle fut aussi occupé au téléphone. Le retour de son fils chéri entretint, très longuement, bien entendu, les conversations avec ses multiples correspondants. Malgré qu’il n’ait pas très faim, elle insista pour qu’il mange, comme elle le trouvait amaigri. Consciente qu’il devait être très fatigué après un tel voyage, elle le laissa faire la sieste sur le ca-napé du salon et en profita pour l’observer. Elle ne reconnaissait plus le « vieil adolescent » qui était parti, voici un an. Il lui faudrait maintenant qu’elle s’habitue au jeune adulte qu’il était devenu. Elle venait de le retrouver depuis seulement quelques heures et sentit, déjà, sans qu’il ait besoin de lui signifier, que rien ne serait plus comme avant. Elle ne pourrait plus le materner comme elle l’avait fait, même juste avant son départ. Florence en éprouva un peu de mélanco-lie, mais elle accepta ce fait. A entendre les premières impressions de son garçon, elle comprit que cette expérience l’avait enrichi, qu’elle lui avait appris la vie et, naturellement, elle s’en félicita. Cette première journée à Montmorency passa très vite et fut un peu désorganisée, en particulier dans l’ordonnancement des repas. Mais cela n’avait pas beaucoup d’importance ; le principal pour la Maman était que son fils soit revenu, sans en-combre, de ce pays qui semblait encore, dans beaucoup d’esprits, au bout du monde. Après une nuit passée dans le train, Louis ne fut pas fâché de se coucher tôt. Un profond sommeil, passé dans son lit bien douillet, lui permettrait d’être frais et dispos, dès le lendemain, pour penser à son emploi du temps de ces prochaines semaines. CHAPITRE 30 Florence fut surprise de voir son fils, ne pas traîner au lit, les jours suivants. Rien que par ce détail, elle considérait que Louis avait changé. Il ne tarda pas à s’informer des moyens de poursuivre des études, tout en débutant une carrière professionnelle. La mention de son année passée à Krupina, sur son curriculum vitae, intéressa bon nombre d’entreprises qui, depuis les années 1990, cherchaient à développer leur marché vers les « Pays de l’Est », comme on les appelait encore à l’époque. Sa maîtrise du slovaque lui permit de recevoir un nombre important d’offres d’embauche. Il choisit de collaborer avec la société Europharma qui souhaitait implanter une unité de production de produits pharma-ceutiques, en Europe Centrale. On lui proposa de s’intégrer à l’équipe chargée de réunir toutes les informations de manière à ce que le comité de direction puisse prendre une décision de localisation, en connaissance de cause. Son chef de ser-vice apprécia de pouvoir disposer d’une personne, même n’ayant aucune connais-sance en chimie, mais capable de converser au téléphone dans une langue rare pour un Français. Louis fut enthousiasmé de l’opportunité qu’il lui était offerte de proclamer, dans le cadre d’une activité professionnelle, tout le bien qu’il pensait de la Slovaquie et des Slovaques. Ses copains d’enfance, d’école et de faculté l’accueillirent en héros. Un an, aupa-ravant, beaucoup dénigrèrent sa décision de partir dans la vallée du Hont. Mais, aujourd’hui, en les retrouvant, ils reconnurent, bien humblement, leur erreur et l’admirèrent d’avoir eu le courage de vivre cette aventure exaltante. Ils envièrent ce que Louis était devenu, surtout quand il leur indiqua qu’il avait l’opportunité de poursuivre des études, tout en occupant un emploi intéressant. Lorsqu’il les entretenait de la Slovaquie, toutes ses connaissances « buvaient » ses paroles. Il faut dire qu’il en parlait avec énormément de conviction et avec un vocabulaire adapté au public qu’il avait en face de lui. Tout le monde pouvait déceler, jusque dans les expressions de son visage, le bonheur qu’il avait connu, dans ce Pays si méconnu. Il en discuta même avec ses cousins : Simone, Fran-cine, Mathilde et Georges âgés de trois à cinq ans et leur conta des histoires dont Bojnica était la jolie et gentille héroïne. A chaque fois qu’ils le voyaient, tous les quatre étaient prêts à écouter de nouvelles péripéties de ses aventures. Louis y associait la poupée que la Petite Slovaque lui avait donnée. Notre garçon ne se faisait certainement pas prier quand il s’agissait d’avoir une pensée pour son Ange de Slovaquie auquel il envoyait une carte postale, toutes les semaines, en moyenne, afin de lui montrer qu’il ne l’oubliait pas. Louis s’était arrangé à s’en procurer de toutes les régions de France, de manière à montrer à la « Petite » la variété des paysages et des monuments qui donnent à l’« Hexagone » sa richesse touristique. Elle lui répondait de temps en temps en complément aux lettres que Lucia et Pavla lui faisaient parvenir pour donner des nouvelles. Bojni-ca continuait à faire des progrès en français. En même temps qu’elle apprenait à écrire le slovaque, elle faisait l’effort de parvenir à un niveau équivalent, dans notre langue. Très souvent, elle disait à Lucia : « Je dois encore améliorer ma connaissance du français pour que Louis soit fière de moi ». Et Louis ne fut pas déçu. Il savait que Bojnica utilisait toute son intelligence pour atteindre le nou-veau but qu’elle s’était fixé : écrire des lettres à son ancien professeur dans une syntaxe correcte. Au bout de quelques semaines, elle réussit à rédiger, périodi-quement une page complète. Bojnica allait sur ses neuf ans. Louis lui fit parvenir un livre de géographie simplifiée. Elle passa des heures à le parcourir et apprit, sans effort particulier, la carte physique et administrative de la France, à la plus grande admiration de ses proches. Quelques temps après, elle écrivit un texte à Louis : compte rendu de son nouvel apprentissage. CHAPITRE 31 Au fil des jours et des semaines, Louis se ré-acclimata à la vie en région pari-sienne. Son travail le passionnait, mais lui donnait peu de temps libre, surtout qu’il lui fallait, après les heures de bureau, se rendre à la faculté de Saint-Denis. En juin prochain, il devrait soutenir sa thèse de doctorat en commerce internatio-nal. Il tentait de surmonter sa fatigue, de plus en plus pesante, en pensant, qu’en août prochain, Europharma lui accorderait quatre semaines de congés qu’il passe-rait en Slovaquie. Il reçut de la part de ses amis, là bas, tellement d’offres d’hébergement que le mois de vacances ne suffirait pas à répondre favorablement à toutes. Il aurait tellement voulu ne pas avoir à en refuser. Malheureusement cette préoccupation futile, au regard de ce qui allait suivre, n’occuperait plus son esprit bien longtemps. Un soir de juin, alors que Louis rentrait d’une réunion importante avec son pa-tron, un conducteur ivre vint le faucher sur un trottoir, au niveau d’un passage clouté qu’il s’apprêtait à traverser, comme le feu de signalisation était passé au rouge. Les gendarmes, qui avaient pris en filature ce chauffard, ne purent que ramasser le corps sans vie du jeune homme. Notre récit pourrait s’arrêter avec ce fait divers banal entre tous. Mais il serait triste de ne pas vous conter le dénouement heureux que le service civil de Louis engendra, plusieurs années plus tard. Les graines d’amitié et d’amour qu’il plan-ta, en la circonstance, donnèrent, en laissant le temps faire son oeuvre, de magni-fiques fleurs que je voudrais vous faire admirer dans le beau jardin des relations franco-slovaques. CHAPITRE 32 La nouvelle tragique provoqua, à Montmorency et dans sa Région, comme à Krupina, un grand choc, dans beaucoup de coeurs. Qui aurait pu penser qu’une tragédie, aussi douloureuse que brutale, aurait pu arriver à un garçon ne deman-dant qu’à vivre et à donner à son existence un sens, au service d’une grande cause : la paix éternelle entre les peuples par la découverte des cultures de chacun. Son destin en avait décidé autrement. Mais le souvenir des propos qu’il tenait à toutes les personnes de son entourage familial, universitaire et professionnel marquèrent l’esprit de ces dernières, au point qu’elles reprirent, pour la plupart, la croisade entamée par notre regretté francilien. Florence fut l’une des plus actives. Cette fonction inattendue lui permit de mieux surmonter le deuil qui l’accablait. A Krupina, la nouvelle parut inconcevable. Mais il fallut bien admettre l’effroyable réalité puisque qu’aucune correspondance de leur Grand Ami ne par-venait plus, dorénavant, à tous ceux auxquels il écrivait régulièrement. Bojnica ne comprit pas tout de suite l’ampleur du drame qu’on n’avait pas pu lui cacher, bien longtemps. C’est en recevant une lettre de Florence que son chagrin explosa, ayant l’impression d’être orpheline, une seconde fois. Après une période de dé-sespoir, tout à fait compréhensible chez une petite fille, qui vivait une injustice, son caractère puisa assez de force pour revivre les moments merveilleux passés avec son ami français et pour se construire un avenir dont Louis avait établi les solides fondations. Le jour de ses douze ans, juste avant de rentrer au gymná-zium, elle déclara solennellement à Veronika : « Quand j’aurai terminé mes étu-des en Slovaquie, j’irai travailler en France ». La correspondance que Florence entretenait avec la Petite avait-elle motivé la décision de l’enfant ? Peut-être ! La maman de Louis s’était fait un devoir, sur-tout avec Bojnica, d’honorer la mémoire de son fils en poursuivant les contacts épistolaires de ce dernier. Il est certain que, sans ses courriers réguliers de France, la Petite se serait senti abandonnée. Elle avait, les années passant, trouvé une troi-sième grand maman et qui plus est une grand-mère française qu’elle avait sur-nommée : Mamily. CHAPITRE 33 Mamily prit sa retraite de secrétaire, une dizaine d’années après le décès de son fils. Elle se retira à la campagne et habita la maison que sa famille possédait, de-puis sept générations, à Treilles en Gâtinais : petit village de 150 habitants, à 12 kilomètres, au nord-ouest de Montargis, dans le département du Loiret. Tout ce qui restait des Lassalle et des Brudo (meubles, souvenirs de voyages, livres, col-lections de disques, photos et films) avait été réuni, au fil des décennies, dans cette demeure où elle accueillait, de temps en temps, ses trois nièces : Francine, Simone, Mathilde et son neveu : Georges. Dans le salon, Florence avait placé un meuble en colonne, composé essentielle-ment de vitrines, qui réunissait, en autres, tous les objets que Louis avait rappor-tés de Slovaquie et, en très bonne place, la poupée folklorique encadrée par les deux dessins exposés sous verre, offerts tous les trois, par Bojnica à son fils. A la base de ce meuble, un tiroir très profond renfermait l’ensemble de la correspon-dance échangée depuis maintenant quinze années avec la Petite. Mamily venait juste d’y ranger, après l’avoir lue et relue, la lettre que Bojnica lui avait fait par-venir, 10 jours auparavant, et qui annonçait son arrivée à Paris, le lendemain. Une dernière fois, elle avait consulté le précieux document et relevé l’heure d’arrivée de l’Orient-Express. Dans 24 heures, « Sa Petite Fille Slovaque » serait avec elle, sur le chemin de Treilles. Lui écrire régulièrement avait égayé sa vie devenue presque un calvaire après la disparition de son unique fiston. La voir constituerait un peu une revan-che sur cette mort injuste, surtout que Louis avait bien fait comprendre, à sa ma-man, la place essentielle tenue par la Petite, au cours de son année de service ci-vil. Elle espérait bien pouvoir donner à Bojnica l’intégralité de la tendresse que toutes ces années l’avaient obligé à emprisonner dans son coeur et qui ne deman-daient qu’à être libérée pour cette jeune femme devenue le centre de son exis-tence. CHAPITRE 34 L’Orient-Express devait arriver en Gare de l’Est à 10 heures 20. Mamily s’y trouva bien plus tôt, évitant ainsi d’être prise dans les embouteillages, aux heures de grandes affluences routières, en région parisienne. Simone, hôtesse au sol à l’aéroport de Roissy Charles de Gaulle, avait pu prendre une journée de congé et accompagnait sa tante. Elles parlèrent des études secondaires et universitaires exceptionnelles que leur invitée, attendue avec fébrilité, avait effectuées. Après avoir obtenu un baccalauréat littéraire, auréolée de la mention « excellent », Boj-nica suivit des cours de langues en français, en allemand et en anglais, à l’université de Banská Bystrica, durant 6 années. Pour couronner le tout, elle ve-nait de passer, avec succès, les épreuves du concours d’élèves interprètes de l’Union Européenne. Classée première slovaque parmi les 500 candidats inscrits au centre d’examen de Bratislava, elle avait obtenu un bourse d’études à Stras-bourg, de manière à compléter ses connaissances linguistiques dans les domaines de la politique et du droit communautaires. Dans une année, elle pourrait intégrer l’équipe d’encadrement des députés européens siégeant, au nom de la Slovaquie, dans le grand hémicycle installé au centre-ville de la capitale alsacienne, et aurait pour fonction de traduire tout discours en relation avec leur mandat. Afin d’avoir l’opportunité de rencontrer pour la première fois sa « Grand-Mère Française », Bojnica s’était arrangée à lui rendre visite, une quinzaine de jours avant le début de sa formation. CHAPITRE 35 L’Orient-Express passa le Rhin au petit jour. Dans un peu moins de 4 heures, il serait à Paris. Bojnica eut du mal se persuader qu’elle se trouvait maintenant en France, que son rêve de petite fille s’accomplissait et qu’elle tenait ainsi sa pro-messe d’adolescente. Entourée de touristes japonais, depuis Vienne, dans son compartiment comme dans ceux aux alentours, elle avait parlé anglais unique-ment. Après Nancy, un contrôleur de la S.N.C.F. fut la première personne qui s’adressa à elle, en français. Pensant avoir à faire à une ressortissante de l’« Hexagone » ayant séjourné en Slovaquie, il prit la peine de converser longue-ment avec elle. Il lui posa de multiples questions sur ce pays et elle y répondit le plus naturellement du monde. Lorsqu’elle eut l’opportunité de lui dire qu’elle était slovaque, il ne la crut pas. En affichant son plus beau sourire, elle lui montra sa carte d’identité. Un quart d’heure avant d’arriver à la gare de Paris-Est, il revint la voir pour s’excuser des doutes narquois qui avaient traversé son esprit, et lui demander par quel miracle, elle avait une connaissance du français aussi parfaite. Elle lui ré-pondit simplement : « Voici un peu plus de 16 ans, le Père Noël m’apporta votre langue en cadeau par l’intermédiaire d’un jeune homme charmant dont l’affection m’a donné le désir et la volonté de l’apprendre, au fil des années ». L’Orient-Express n’allait pas tarder à rejoindre son terminus. L’obligation de service de son interlocuteur ne permit pas à la demoiselle slovaque de lui en révéler plus. La dernière phrase de Bojnica resta pour cet homme, qui aurait pu être son père, la source d’une énigme touchante. Les milliers de voyageurs qu’il croisait chaque année ne l’avaient habitué à écouter le début d’un si beau conte de fées moderne. CHAPITRE 36 « - Voiture 51...... Nous y sommes presque », indiqua Simone. Dès que le train avait été annoncé, Florence proposa à sa nièce d’aller à la rencontre de Bojnica, sur le quai. Mamily reconnut sa « Petite Fille » sans hésitation, à l’instant où elle la vit. Pour mieux la contempler, alors que la jeune femme était encore à une quinzaine de mètres, Florence arrêta son pas. Elle eut besoin de quelques se-condes pour se rendre compte que la nuit, dans laquelle elle avait vécu depuis tant d’années, s’estompait comme, devant elle, « son nouveau soleil » s’approchait d’un pas léger. Bojnica était là, resplendissante. Ses cheveux châtain foncé, coiffés à la Jeanne d’Arc encadraient un visage aux traits toujours aussi purs. On retrouvait en elle tout le charme auquel Louis avait été sensible, quand il avait découvert la Petite endormie sur son canapé. Elle était maintenant une femme d’un mètre soixante dix, au corps bien proportionné; ce qui attirait aussi bien le regard des hommes par sa beauté, que celui des dames ou des demoiselles par son élégance naturelle. L’énorme tendresse que notre amie slovaque lut dans les yeux de la tante de Si-mone, incita Bojnica à serrer Florence dans ses bras avant même que la moindre parole n’ait été échangée. « - Ma chère Mamily, quel grand bonheur de faire ta connaissance aujourd’hui ! » lui glissa-t-elle à l’oreille. Elle eut, bien entendu aussi, des paroles chaleureu-ses et de grosses bises pour Simone. « Il me tarde de connaître les autres mem-bres de votre famille car ils sont un peu de la mienne », ajouta-t-elle. Sa sponta-néité fut d’un grand réconfort pour nos deux Françaises qui appréhendaient un excès de timidité et de réserve de sa part. Elles quittèrent la Gare de l’Est, bras dessus-dessous, comme si elles s’étaient toujours connues. Avant de partir du quartier Saint Paul, elles déjeunèrent dans un restaurant qui servait du poisson et des fruits de mer, place du 11 novembre 1918. Les émotions donnent faim. Elles en avaient connues de très fortes, le matin même, et elles se firent servir un menu de fêtes. Bojnica apprécia tout particulièrement les huîtres ; elle n’avait jamais eu l’occasion d’en manger. CHAPITRE 37 Florence raccompagna Simone au studio que sa nièce louait rue de Saussures, dans le XVIIème arrondissement de Paris. Par chance, elle trouva rapidement une place de parking, dans ce quartier des Batignolles. Comme nos trois filles n’étaient pas loin de Montmartre, elles se rendirent à la Basilique du Sacré Coeur. En ce début de mois d’avril, le temps était magnifique. Le printemps, installé de-puis peu de temps, donnait au ciel et aux monuments de la Capitale des couleurs très pures. C’était l’occasion ou jamais de montrer à Bojnica le panorama unique que l’on a sur « Paname », d’est en ouest, au dessus du Square Willette. Arrivée depuis à peine six heures, notre jeune femme slovaque, émerveillée par ce qui l’entourait, prit pour un signe de bienvenue, la jovialité des personnes qu’elle croisait. En redescendant de la Butte, nos amies traversèrent la Place du Tertre où, à cette heure de la journée, les peintres sont très nombreux. A la demande de Florence, un portraitiste à la sauvette dessina, en quelques minutes, au fusain, le visage de Bojnica. Mamily voulait garder un souvenir de sa « Petite Fille », le jour même où elles firent connaissance. De retour à la voiture, Simone prit congé de son entourage et ajouta, à l’intention de Bojnica : « Après demain, je viendrai te présenter ma soeur Francine et mes deux cousins Mathilde et Georges, chez Tante Florence. » Avant de rejoindre l’autoroute A6, Mamily qui, pourtant, appréhendait de con-duire dans Paris, passa successivement devant le Louvre, l’Obélisque de la Place de la Concorde, l’Arc de Triomphe, la Tour Eiffel et les Invalides, donnant ainsi, à la Petite, un premier aperçu de notre Capitale, toujours sous un soleil radieux. Florence aurait été prête à faire tous les détours possibles, malgré la circulation infernale, en observant le regard émerveillé que Bojnica portait sur tout ce qu’elle découvrait enfin de ses propres yeux, se forgeant ainsi par elle même sa propre émotion. Dans l’euphorie de cette journée, « le temps suspendit son vol et les heures propices suspendirent leurs cours », car elles savourèrent, toutes les deux, les délices de ce beau jour : celui de leur première réunion qui en augurait bien d’autres. En passant à Fontainebleau, Florence arriva à temps devant le château avant que les illuminations du bâtiment principal et des jardins éteignent leurs lumières féé-riques. Lorsqu’elles furent rendues à Treilles, il faisait nuit noire. La fatigue s’abattit d’un seul coup sur les épaules de Bojnica. Aussi, sans tarder, Florence lui montra sa chambre et notre jeune Amie Slovaque s’endormit très rapidement. CHAPITRE 38 Lorsque Bojnica se réveilla le lendemain matin, le soleil était déjà haut, dans le ciel du Gâtinais. La jeune femme ouvrit les volets et découvrit l’immense plaine, devant la maison. Un champ de blé s’étendait à perte de vue et ondulait en vagues d’or sous la caresse du vent frais. Du premier étage, l’horizon limité par des ri-deaux d’arbres semblait encore plus éloigné. La cloche de l’église du bourg tinta douze fois. Après avoir enfilé sa robe de chambre, Bojnica descendit l’escalier étroit qui remplaçait une ancienne échelle de meunier. En bas, à droite, elle aperçut le meuble entièrement vitré et s’en approcha. Sur l’étagère la plus haute, notre Amie reconnut la poupée : cadeau qu’elle avait fait à Louis, en vacances chez sa grand mère, à Liešťany. Florence sortant de la cuisine, de l’autre côté de la grande pièce salon-salle à manger, vint rejoindre la demoi-selle qui tenait son visage entre ses mains. Mamily écarta les bras de la jeune slo-vaque et essuya ses grosses larmes silencieuses. Le geste de « la Grand Mère Adoptive » multiplia l’émotion de « Sa Petite Fille » à laquelle revinrent en mé-moire les adieux de Louis à Krupina, seize années en arrière. Le souvenir de Bojnica était très précis. Pour soulager son chagrin, elle raconta à Florence l’anecdote de cette petite fille essayant de recueillir la grande peine d’un jeune homme, dans un minuscule carré de lin. Les deux femmes s’étreignirent, compre-nant ce qui les unissait : l’affection portée à un même garçon qui, pour des rai-sons différentes, avait illuminé leur vie. Elles décidèrent de se rendre au cime-tière, dans l’après-midi. A deux, elles auraient le courage d’affronter le pénible mais nécessaire recueillement sur la sépulture, d’un fils pour l’une, et d’un grand ami, pour l’autre. CHAPITRE 39 Florence et Bojnica parcoururent, à pied, le kilomètre entre le lieu dit « la Cigo-gne » (hameau de la maison familiale) et le cimetière, de l’autre côté du bourg. Elles mirent presque une heure pour y arriver, comme Mamily tenait à présenter « Sa Petite Fille » à toutes les personnes rencontrées au passage. La famille Las-salle étant installée dans ce petit village depuis 150 ans, la majorité des habitants de Treilles connaissait un grand nombre de ses membres sur plusieurs généra-tions. Florence, à chaque halte, mettait sa main sur l’épaule de Bojnica pour mon-trer à tous que la demoiselle devait être considérée comme faisant partie de sa famille. Après avoir traversé la route départementale, elles poussèrent un petit portail qui grinçait, et avancèrent, se tenant par le bras afin de prendre la mesure de leur émotion et de la contenir. Florence s’immobilisa devant le caveau familial où était uniquement porté l’inscription : « Lassalle-Brudo ». Elle dit, simplement, d’un ton neutre : « Voilà, c’est ici que mon fils regretté repose avec ses grands-parents. » Bojnica qui, depuis des mois, appréhendait ce moment, réussit, à son grand étonnement, à contenir tout son émoi. Après avoir pris Mamily par la taille, elle blottit sa tête au creux de l’épaule de la Maman de Louis quelques secondes, avant de déposer, sur sa joue, le baiser le plus tendre. « Merci Mamily ! Ta di-gnité m’a donné le courage de ne pas craquer en cet instant douloureux qui rap-pelle, paradoxalement, à ma mémoire, l’année la plus belle de mon enfance. D’ailleurs, cette pensée m’a aidée à ne pas éclater en sanglots. » Bojnica sortit, d’un sac, un pot de verre qui contenait un peu de terre ramassée sur un sentier, aux environs de Krupina. Elle le vida sur le périmètre du caveau et justifia son geste : « Je veux qu’un peu du sol de mon Pays entoure le corps de mon premier professeur de français que ses amis slaves n’ont pas oublié. » Elle sortit ensuite, de la poche gauche de son corsage, un papier qu’elle lut, le plus clairement possible, d’une voix cristalline : « Louis ! Tu ne seras jamais l’homme de ma vie. Ton destin en a décidé autrement. Mais tu resteras le guide de mon existence : l’Ange qui veille sur moi à tout instant. Je te dois tout ce que je suis. L’Amour que je te porte est unique et tu habites un peu plus mon âme, au fil du temps. Un jour, je donnerai mon coeur au père de mes enfants, mais un sanctuaire t’y est déjà consacré, pour l’éternité. Je suis au comble du bonheur de t’avoir avoué tout cela en présence de Mamily que je considère, sentimentale-ment, comme Ma Grand-Maman de France. » Florence, à ces mots, serra, de ses bras, le cou de Bojnica. « Chère Petite Fille que la Slovaquie m’a donnée, tes paroles ont été extraordinaires et me délivrent entièrement du deuil de Mon Garçon, comme je le retrouve en Toi ! » CHAPITRE 40 Sur le chemin du retour, elles visitèrent le bourg et son église, en particulier. Flo-rence expliqua l’origine du nom du village. Le territoire de la commune de Treil-les en Gâtinais aurait été planté de nombreuse vignes, à une époque lointaine ; le Gâtinais étant une province, au sud de Paris, entre la Beauce et la Brie : deux des plus grandes régions céréalières de France. Au cours de leur promenade, elles croisèrent encore de nombreux habitants du village qui posèrent de multiples questions à Bojnica sur son Pays. La Slovaquie était devenue, pour beaucoup, un centre d’intérêts qui fit la fierté de notre jeune femme. Le reste de la journée passa très vite à parler de choses et d’autres, une fois à la maison. En regardant le meuble vitré, Florence se souvint, tout à coup, qu’un pe-tit paquet, laissé par Louis, portait l’inscription : « Pour Bojnica. A lui remettre à Treilles, quand elle aura atteint sa majorité ». Mamily sortit du tiroir du bas, soi-gneusement enveloppés, une cassette-audio et un texte. Bojnica qui pensait ne pas avoir de secrets pour sa « Grand-Mère » le lut à haute voix: «Bojnica de Slovaquie, Joli ange, tu m’éblouis. Tu as donné, à mon coeur, Le parfum de ta douceur. Bojnica de Slovaquie, Du haut de tes huit printemps, Tu enjolivas le temps De ma jeunesse évanouie. De Martin à Komárno, Ton violon magique Trouva l’accord le plus beau : Une musique idyllique Tu déposas dans mon âme Ton sourire de petite femme. La splendeur de ton folklore Te donne une poésie que j’adore Bojnica de Slovaquie, Joli ange je te chéris. Tu as donné à mon coeur Le parfum de ta douceur. Bojnica de Slovaquie, Du haut de tes huit printemps, Tu enjolivas le temps De ma jeunesse évanouie. Jamais tombera dans l’oubli Bojnica de Slovaquie. » Florence et Bojnica se regardèrent, médusées par ce poème, et se demandèrent quelle autre surprise la cassette-audio allait leur révéler. Mamily mit en marche son magnétophone. Une première chanson déclina toutes les harmonies slaves de ses notes. D’après les indications portées sur la boîte de la cassette, elle avait pour titre « Mon coeur est un violon » et était interprétée par Lucienne Boyer, dans les années 1945. La suite de l’enregistrement mit Bojnica et Florence dans un état hallucinatoire. En effet, elles entendirent, à nouveau, la mélodie sur la-quelle Louis chantait les paroles du texte lues par la Petite, à peine cinq minutes auparavant. Elles eurent l’impression que leur sang se figea et elles pleurèrent toutes les larmes de leur corps. La « présence inopinée » de cette voix, qui leur sembla venue du Ciel, ne leur permit pas de fermer l’oeil de la nuit. Bojnica gar-derait cet enregistrement comme une relique qu’elle ne réécouterait pas, comme « ce support sonore surnaturel » lui avait fait croire au Miracle de la Résurrection. Pourtant, elle se promit de jouer cette musique, sur son violon, en sachant qu’aucune autre ne pourrait plus l’attendrir davantage, et de chanter cette déclara-tion d’amour platonique qui n’aurait jamais d’équivalent pour toucher sa sensibi-lité féminine. Elle se souvint des paroles de son propre texte qu’elle lut, l’après midi même, et qui lui sembla en parfaite osmose avec ce qu’elle venait de vivre. CHAPITRE 41 Le lendemain, les quatre neveux et nièces de Florence arrivèrent, à Treilles, en milieu de matinée. C’étaient les enfants de ses deux frères : Robert et Fernand. Tous ces jeunes gens avaient toujours considéré leur tante comme une seconde maman, et Louis un peu comme un grand frère. Dans la voiture, Simone avait eu largement le temps de parler de Bojnica, aux trois autres passagers. Aussi, Fran-cine, Mathilde et Georges eurent-ils l’impression de l’avoir déjà rencontrée, avant même d’avoir fait sa connaissance. Il faut dire, par ailleurs, que depuis quinze ans, Mamily ne manquait pas de les tenir au courant de la correspondance qu’elle entretenait avec « Sa Petite Fille Adoptive » et à laquelle étaient jointes des pho-tos, régulièrement. Comme Mathilde avait passé un coup de fil de son portable, cinq petits kilomè-tres avant « le hameau de la Cigogne », Florence et son hôte les accueillirent sur le chemin vicinal, à la hauteur de la cour qui sépare la maison de la grange. Boj-nica avait revêtu, à cette occasion, la tenue folklorique que Vladimira avait ter-minée, voici quinze jours à peine. Sous la lumière d’un ciel au pur azur, elle était resplendissante. La blancheur éclatante de son chemisier permettait de mettre en valeur les motifs bleus brodés dessus et son tablier rouge Bordeaux. Une ligne droite de deux cents mètres, après la ferme de « chez Roger Pierre », permit aux passagers de la voiture d’admirer son ensemble vestimentaire, de loin. Georges, qui avait rangé la voiture au garage, entra dans la maison, le dernier. « Tiens voilà mon unique neveu ! Bojnica, permets-moi de te le présenter », s’exclama Florence qui prit à part la Petite, déjà en grande conversation avec le reste des filles. Depuis qu’elle avait perdu son fils, elle développait une tendresse particulière pour ce garçon réservé qui était le seul, maintenant, à pouvoir perpé-tuer le nom de la famille Lassalle. Elle retrouvait, de plus, dans ce jeune homme, un certain nombre de traits de caractère de Louis. « Je suis très contente de faire ta connaissance, Georges. Mamily m’a souvent parlé de toi, dans ses lettres ». Bojnica ajouta, pour l’ensemble de l’assistance : « Quel bonheur pour moi de vous voir tous, à Treilles ! J’en rêvais depuis si longtemps ! » Elle eut un sourire accompagné d’une larme de joie qui ressem-blait à un diamant, à chacune de ses paupières. On se mit à table, joyeusement. Pour déjeuner, Mamily s’était surpassée. Elle, aussi, espérait ce moment, depuis des années, et avait préparé un repas de fête, en réalisant des spécialités régionales de la cuisine françaises, comme des quenelles « sauce Nantua », du canard au cidre et un gâteau au marron. L’après-midi, une promenade sur les bords de la Loire, au droit du château de Sully, permit à Bojnica de découvrir des paysages du « Jardin de la France ». Beaucoup de passants se retournèrent sur ses pas et admirèrent la magnificence de son allure. Il faut dire que l’élégance de son costume traditionnel était en par-faite harmonie avec ce lieu historique. « Mignonne comme tu es, tu ne tarderas pas à trouver un fiancé, en France si tu le désires », lui confia Francine qui ajouta : « Ta beauté majestueuse va faire cra-quer plus d’un garçon. » A ces propos, la Petite sentit ses joues s’empourprer, surtout qu’elle n’avait jamais imaginé avoir tellement de séduction. Mathilde fit aussi souffler, dans le parc du château, un vent d’émotion, quand elle rappela le souvenir de Louis racontant, à ses quatre cousins, les péripéties de son héroïne slovaque. Ces derniers étaient toujours restés sensibles aux histoires qu’il leur avait contées, autrefois. Ils avaient du mal à se faire à l’idée qu’ils connais-saient, maintenant, la jeune fille de leur génération : personnage des récits de leur enfance. Le soir, fort tard, Georges raccompagna sa soeur et ses deux cousines. Tous pro-mirent à Bojnica, de lui rendre visite, à Strasbourg, quand elle serait bien installée dans ses études. CHAPITRE 42 Les quatre jours suivants, Bojnica relut et commenta, à Florence, le livre d’or offert à Louis, et les textes de souvenirs qu’il avait écrits. La nostalgie qui s’en dégagea fut bénéfique aux deux femmes. Elle permit, à Bojnica, d’analyser tout le ravissement éprouvé par son professeur de français, à vivre en Slovaquie, et à Florence, de mieux comprendre l’amour de son fils pour cette nation. Chacune enrichit, de commentaires personnels, cette relation exceptionnelle entre un homme et un pays. Quand elle connut Louis, Bojnica était trop jeune pour éva-luer, à leur juste valeur, les sentiments de celui qui était devenu, en quelques mois, plus qu’un ami. Tant qu’à Florence, ne pas connaître les lieux, qu’il avait fréquentés, ne lui permettait pas de donner de la consistance à tous les états d’âme de son garçon. Cette mise en commun rapprocha encore plus les deux femmes. Florence se mit à rêver, un peu plus, de se rendre sur les traces de ce fils, de Bratislava à Devín, en passant par Krupina, les Hautes Tatras, Komárno et Liešťany, entre autres. « Tu sais Mamily, ma Maman et ma Grand-maman t’attendent. Je t’inviterai à m’accompagner en Slovaquie, quand j’aurai terminé mes études, en France. », confia Bojnica d’un ton très affectueux. CHAPITRE 43 Au moment de se quitter à la Gare de l’Est, malgré une certaine tristesse, Flo-rence et Bojnica firent tous les efforts possibles pour ne pas verser une larme, comme elles ne voulaient pas se faire de peine mutuellement. « Mamily, je continuerai à t’écrire souvent. Viens me voir avec tes neveux. », furent les dernières paroles que Bojnica adressa à « Sa Grand-mère », de la fenê-tre de son compartiment, alors que le « Kléber » : Trans Europe Express, com-mençait à démarrer en douceur. Francine, qui n’avait pas pu se rendre libre à temps pour dire au revoir à la jeune slovaque, rejoignit sa tante, dans la salle des pas perdus de la gare et revint avec elle, pour quelques heures, à Treilles. « Merci, ma petite nièce de prendre soin de ma peine, aussi gentiment ». CHAPITRE 44 L’administration européenne avait réservé une chambre, à notre étudiante, au sein de la cité universitaire, dans le quartier de Hautepierre. Les études de Bojnica consistaient à suivre les cours de science politique en français, à l’Ecole Natio-nale d’Administration, pour un tiers du temps, et ceux de connaissance des insti-tutions de l’Union Européenne et de droit communautaire en français, en anglais et en allemand, les deux tiers restants. Les bases qu’elle avait dans ces trois langues étrangères lui permirent d’assimiler très rapidement toute la culture politique, économique et juridique qu’elle devait acquérir. Ses capacités intellectuelles et sa force de travail exceptionnelle firent l’admiration de ses professeurs. Elle put ainsi passer, avec succès, les épreuves probatoires de son examen, un mois et demi avant la fin de son cycle théorique de formation. Durant les dernières semaines, elle aida ses camarades de promotion à préparer l’épreuve de traduction simultanée qu’ils devaient passer, au moment d’une réunion des députés, dans l’hémicycle du Parlement Européen. Par ses conseils, elle favorisa la réussite d’un nombre non négligeable d’entre eux. Bojnica ne sortait jamais tard, le soir. Le plus souvent, elle flânait sur les bords de l’Ill ou du Rhin, se rendait à la cathédrale ou déambulait dans le quartier de « la Petite France », avec des camarades de promotion ou des voisines de chambre, sans jamais rentrer à des heures indues. Elle fit pourtant une exception pour aller applaudir Mireille Mathieu, au zénith de Strasbourg. Cette chanteuse, que Louis avait vue sur scène, à Bratislava, avait contribué à renforcer sa volonté de poursuivre l’étude du français, surtout après la disparition de son premier professeur. Ecouter, de temps à autre, les titres du compact disc dédicacé par cette artiste, lui avait donné le courage de ne pas bais-ser les bras, de continuer un apprentissage qui lui donnerait les plus grandes des satisfactions. Miracle de ce « Trésor » : elle lui permit aussi d’accéder plus faci-lement à la loge de « La Demoiselle d’Avignon ». Mireille, à la grande sensibili-té, écouta avec beaucoup d’attention la « Petite » et fut impressionnée par la maî-trise que Bojnica avait du français. Mademoiselle Mathieu lui demanda de s’asseoir à côté d’elle, pendant qu’elle signait des autographes, pour mieux en-tendre son récit. Quand elles se retrouvèrent seules, Mireille invita la jeune slo-vaque à venir souper en sa compagnie. Elles continuèrent à discuter trois heures durant, sans se rendre compte du temps qui passait. Avant de faire raccompagner notre étudiante par le chauffeur de son producteur, Mireille demanda à son atta-ché de presse de prendre une photo souvenir, qu’elle promit de lui envoyer. Elles se quittèrent comme deux amies qui avaient pris plaisir à passer la soirée ensem-ble. La « Petite » ne pensait certainement pas déclencher une telle admiration au-près d’une artiste qui avait fréquenté des personnes bien plus méritantes, à son avis. Comme promis, chacun leur tour, les trois nièces et le neveu de Florence vinrent rendre visite à notre étudiante, parfois avec Mamily. Cela fut bien rare qu’il s’écoulât plus de trois semaines sans que l’un d’eux, au cours d’un week-end pro-longé, ne prenne le chemin de l’Alsace. Georges ne fut pas le dernier à venir la voir. Il l’invita, plusieurs fois, dans des petits restaurants très romantiques. Sans se l’avouer, ils prirent de plus en plus de plaisir à être ensemble et développèrent une complicité touchante. Lorsque Boj-nica eut connaissance des résultats à ses épreuves d’examen, Georges s’arrangea pour être auprès d’elle. Il fut le premier à savoir qu’elle serait, pour plusieurs an-nées, citoyenne de Strasbourg, de Luxembourg et de Bruxelles. Spontanément, il la serra dans ses bras avec une fougue qui les laissa, tous les deux sans voix, mais heureux. Il lui prit la main et la porta à ses lèvres, puis posa son bras sur son épaule, tandis qu’elle enroulait le sien autour de la taille du garçon. Leur étreinte resta sage, mais ils sentirent bien que leur coeur avait parlé, à travers ces gestes innocents d’amoureux, en passe de s’avouer tout ce qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre. L’année strasbourgeoise de Bojnica se termina en apothéose, dans tous les do-maines. Elle allait quitter, pour quatre mois seulement, la capitale de l’Alsace, où, en octobre, elle disposerait d’un studio de fonction. Florence, Georges, Mathilde, Francine et Simone vinrent assister à la remise solennelle des diplômes de traduc-teur interprète, dans le grand hémicycle du Parlement Européen. Bojnica fut clas-sée Major de la promotion «Jacques Delors» ; ce qui lui valut le privilège d’entendre son hymne national et de voir hisser les couleurs de la Slovaquie. Elle fixa, très intimidée par l’événement, le drapeau aux bandes horizontales blanche, bleue et rouge, frappé, à gauche, de la Croix de la Grande Moravie. Elle éprouva une grande fierté à voir reconnaître son Pays, au sein de l’Europe, et eut une pen-sée particulière pour sa Maman et sa Grand-mère, quand le Président du Parle-ment Européen lui remit le précieux parchemin. CHAPITRE 45 Pour se déplacer jusqu’à Strasbourg, les cinq membres de la famille Lassalle pri-rent deux voitures, même si une seule aurait suffi. Comme la « Petite » n’avait plus de raison de rester en Alsace, il avait été convenu, initialement, qu’elle re-viendrait passer quelques jours à Treilles, avant de repartir en Slovaquie. A la demande de Georges, le programme avait été changé. A plusieurs reprises, lors de conversations anodines, Bojnica avait émis le souhait de visiter le « Pays de George Sand », au sud du département de l’Indre. Aussi notre garçon, après la cérémonie de remise des diplômes, lui proposa-t-il de l’emmener dans ce coin du Berry. A cette nouvelle, les yeux sombres de Bojnica s’illuminèrent. Le regard, qu’elle lança au jeune homme, en dit long sur les sentiments qu’elle lui portait. Ce détail n’échappa pas aux quatre filles Lassalle. De Strasbourg à La Châtre, nos deux « apprentis-amoureux » traversèrent, sans se presser, les massifs des Vosges et du Morvan. Sur la route, le site, qui enchanta le plus Bojnica, fut Vézelay, dans le département de l’Yonne. Ils consacrèrent pres-que une demi-journée à visiter sa basilique juchée sur une colline et la petite ville dont les maisons pittoresques semblaient, de loin, soutenir l’édifice religieux. Bien que la saison touristique commençât à battre son plein, Georges avait pu tout de même faire une réservation à l’auberge « La Petite Fadette », au centre de Nohant. Ils se trouvaient ainsi, au coeur du « monde » de George Sand. Ils visitè-rent sa grande maison bourgeoise, très tôt le matin, et se trouvèrent seuls avec le guide qui put répondre à toutes leurs questions. Plusieurs fois, ils se rendirent dans la petite église dont la perspective, avec la place, permet au village d’être connu, universellement. Ils consacrèrent aussi beaucoup de temps à arpenter, à pied, tous les chemins qui conduisent aux divers lieux : décors des « Romans Champêtres » (la Mare au Diable, le Moulin d’Angibault, le château de Sarzay et celui de Saint Chartier). Bojnica avait une connaissance de George Sand et des détails de son oeuvre qui époustouflèrent son compagnon de voyage. Chaque ha-meau, chaque lieu dit évoquait à la « Petite » des souvenirs de lecture. Il admira la passion que la jeune Slovaque mettait dans ses propos et avait même parfois l’impression de se promener avec la « Bonne Dame de Nohant », elle même. D’ailleurs Bojnica, avec ses grands yeux marron foncé, ses cheveux courts qui ondulaient légèrement, sa peau ambrée ne lui ressemblait-elle pas un peu ?. « Si des cinéastes slovaques ont l’intention de raconter la vie d’Aurore Dupin, j’espère qu’ils feront appel à toi pour tenir son rôle ». Bojnica crut d’abord que Georges se moquait d’elle. La voyant contrariée, il la prit par les épaules et dépo-sa instinctivement, pour la première fois, un baiser sur ses lèvres. L’expression du visage de la jeune femme changea complètement. Ils se regardèrent intensément au fond des yeux, avant de s’échanger simultanément un : « Je t’aime », prononcé d’une voix guidée par leur bonheur suprême et suivi par un autre baiser plus long et plus voluptueux. Ils rentrèrent à Nohant, main dans la main, et se préparèrent ensuite pour le dîner. Avant l’arrivée de Bojnica qui était allée revêtir la tenue folklorique du premier jour de leur rencontre, Georges glissa un petit paquet, sous la serviette de son amie. IL la vit apparaître par le grand escalier, au fond de la salle de restaurant, et il se leva pour l’accueillir. La serveuse sortant des cuisines s’arrêta net, en apercevant notre belle Slovaque, à la silhouette de Vénus, qui semblait glisser tant ses pas étaient réguliers. Ses yeux légèrement maquillés assuraient à son regard un charme unique qu’on ne trouve que chez les femmes slaves. Georges l’aida à s’asseoir puis s’installa en face d’elle. La patronne de l’auberge prévenue par son employée vint complimenter la « Petite », avant de prendre la commande. Geor-ges servit un peu de vin et ils en burent chacun une gorgée. En passant sa ser-viette sur ses lèvres, elle découvrit le paquet et porta les mains à son visage, prise par une grande émotion qu’elle avait du mal à contenir. Comme elle avait des gestes hésitants, il prit la main gauche de sa compagne et y déposa le cadeau qu’il lui destinait, en disant : « Voilà, si tu es d’accord, je voudrais fêter, ce soir, nos pré-fiançailles. Dans le cas contraire, accepte simplement ceci comme témoi-gnage de l’amitié qui t’unit à la famille Lassalle ». Très délicatement, elle ouvrit l’écrin à bijou et en sortit une chaîne et un médaillon en forme de cœur, au centre duquel un drapeau français et un autre slovaque étaient dessinés. Le regard rempli de toute l’incommensurable affection qu’elle portait à Georges constitua sa pre-mière réponse et fut suivi de quelques mots étranglés : « J’accepte le gage de ton Amour par ce présent ». Ils passèrent toute la soirée, les yeux dans les yeux. Fort tard, ils rejoignirent, sagement, chacun leur chambre. Georges ne chercha, à au-cun moment, à remettre en cause les convictions de chasteté de Bojnica avant les noces, persuadé que ce qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre s’en trouverait renfor-cé. CHAPITRE 46 Leur dernière journée complète, dans le Berry, fut consacrée à visiter l’église de Neuvy Saint Sépulcre (reproduction exacte de l’édifice construit, en Palestine, autour du tombeau du Christ) et le petit village de Gargilesse où George Sand avait un « pied à terre ». Le soir, ils s’arrêtèrent à Argenton sur Creuse, sur le chemin du retour vers Treil-les. Une veillée folklorique était organisée par le groupe : « Les Tréteaux de Pont Vieux », dans la grande salle des fêtes. Michèle, un des membres de l’orchestre, eut la gentillesse de montrer à Bojnica le maniement d’instruments traditionnels comme la vielle et la cornemuse utilisées pour animer les fêtes de village, dans le Bas Berry, au XIXeme siècle. Elles passèrent un long moment à échanger des sou-venirs de spectacles folkloriques. La « Petite » espérait bien, un jour, créer un festival de musique et de chants traditionnels slovaques, en France en particulier : seul moyen de garder vivant une certaine forme de culture populaire. Ce projet lui tenait vraiment à coeur. CHAPITRE 47 Nos deux amoureux prirent l’itinéraire le plus court en direction de Treilles, le lendemain. Il leur tardait d’annoncer à Florence qu’ils avaient décidé d’unir leur destinée à jamais. « Mamily, assied-toi !... Nous avons une grande nouvelle à t’annoncer. Georges, je te laisse la parole. C’est à toi à lui faire part de nos projets », conclut provisoi-rement la « Petite ». Le garçon, très ému, respira profondément : « Eh bien voilà !..... Bojnica s’en retourne à Krupina dans cinq petits jours..... Dans six semaines je t’emmène..... en Slovaquie afin que tu assistes à nos fiançailles...... Dans une année, tout au plus, nous nous marierons là bas. » Le grand bonheur qu’ils venaient procurer à Florence éclata sans commune me-sure. Son allégresse, qui avait du mal à évacuer son trop-plein de joie, finit tout de même par se stabiliser. « - C’est vrai ! », chuchota-t-elle, d’une voix à peine perceptible. « - Oui Mamily ! C’est vrai ! », lui répondit Bojnica sur le même ton. Elle montra autour de son cou la preuve de l’engagement de Georges. « Mon Dieu ! Comme je suis heureuse ! Tu vas devenir ma nièce et porter le même nom que moi. Mais ..... je t’en supplie ! .... continue à m’appeler Mamily, car j’aimerais que tu restes aussi MA PETITE FILLE DE SLOVAQUIE» conclut Florence, d’un air suppliant. « Mais oui... chère Mamily que j’adore ! », répliqua Bojnica instantanément. Georges qui reprenait son travail de chef de service au ministère des affaires étrangères, le jour suivant, quitta les deux femmes après le dîner et leur donna rendez-vous à l’aéroport « Roissy-Charles de Gaulle », le jour du départ de Boj-nica. CHAPITRE 48 Les voiture de Florence et de Georges eurent du mal à contenir tout ce que la fa-mille Lassalle emmena en Slovaquie, surtout que Simone, Francine : les cousines et Mathilde : la soeur du fiancé, avaient été invitées avec Mamily à séjourner à Krupina et à Liešťany, largement au-delà du temps des fiançailles. Avant leur départ, Monsieur et Madame Manak chargés de la gestion de l’association « Amitié Franco-Slovaque » leur avaient fait parvenir des cours de slovaque qui leur permirent d’acquérir, très efficacement, les rudiments d’une langue qu’elles ne pensaient pas avoir à apprendre aussi rapidement. Les fêtes organisées en l’honneur de Bojnica et de Georges furent somptueuses et illustrèrent parfaitement l’union qu’il était possible de sceller entre deux peuples que l’Histoire avait forcé de s’ignorer, pendant près d’un demi siècle. Les cérémonies du mariage furent fixées en juin de l’année suivante, c’est à dire dix mois plus tard ; le temps de permettre à « nos deux tourtereaux » de préparer, avec sérénité et efficacité, leur vie future. CHAPITRE 49 Bojnica revint à Strasbourg, en septembre. Georges s’arrangea pour venir la voir tous les week-ends et planifia ses horaires de travail, sur quatre jours. Il réussit à obtenir une mutation dans la capitale alsacienne et prit ses fonctions, trois mois après leur mariage. La cérémonie, dans l’église de la Naissance de la Vierge, à Krupina, fut gran-diose. A la demande de Georges, Bojnica revêtit une robe de mariée tradition-nelle, similaire à celle de Vladimira créée cinquante ans plus tôt. La future Ma-dame Lassalle portait un ensemble, froncé de la taille au pied, en soie blanche d’un seul tenant sur lequel une veste mi-longue au tissu épais, orange pastel, était décorée de broderies multicolores confectionnées par sa parenté féminine. Une coiffe, dans le même ton que la veste, enveloppait l’intégralité de sa chevelure et était décorée de pièces dorées qui mettaient en valeur l’éclat de son visage dont la beauté sans artifice impressionna toute l’assistance. Les cloches de la ville sonnèrent à toute volée. Il faut dire que Bojnica, compte tenu de son parcours scolaire, universitaire et professionnel, unique, était devenue un exemple pour la population. Dix-huit mois plus tôt, le maire l’avait nommée citoyenne d’honneur de la commune : distinction accordée, pour la première fois, à une personne aussi jeune. Avant qu’elle n’aille s’installer en France, représenter dignement la Slovaquie au sein de l’administration européenne, la municipalité avait tenu à honorer, une nouvelle fois, de manière exceptionnelle, « Son Enfant Prodige ». CHAPITRE 50 Comme ses amis n’avaient pu se rendre en Slovaquie pour assister aux festivités de son union avec Bojnica, Georges les invita, à Treilles, à un grand banquet au-quel furent conviées, en particulier, de nombreux membres de la famille Four-reau-Tartinville. L’amitié qui les unissait aux Lassalle remontait à plusieurs géné-rations. Georges montra, à Bojnica, un cliché pris au début du XXème siècle où l’on voyait réunis, autour de son aïeule Séraphine, certains de leurs ancêtres. Avant de repartir de chez Florence, pour rejoindre Strasbourg, où leur avenir pro-fessionnel les attendait, Bojnica et Georges se rendirent, à pied, au cimetière, à l’entrée du bourg. La « Petite » tint à fleurir la tombe de Louis avec son bouquet de mariée. Elle y déposa aussi une plaque de marbre, gris anthracite, sur laquelle était peinte une petite fille en costume folklorique de la vallée du Hont et où était inscrit, en bas, à côté du drapeau de la Slovaquie : « A Mon Regretté Cousin et Premier Professeur de Français. Bojnica Lassalle ». Par cette épitaphe, elle vou-lait que l’on garde le souvenir éternel du « Jeune Homme » : « Pygmalion » de sa réussite et de son bonheur. Georges et Bojnica formèrent, toute leur vie, le couple le plus uni et le plus heu-reux qui puisse exister. Ils eurent deux filles : Pavia, Mariana et un garçon: Pierre auxquels ils surent transmettre, en toute équité, l’amour et la culture de la Slova-quie et de la France : leurs deux patries devenues indissociables dans leur coeur et dans leur esprit.